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[The Conversation] Tchad : Mahamat Idriss Déby et Succès Masra, les deux ennemis d'hier devenus des partenaires

Publié le 2 mai 2024

Article écrit par Bourdjolbo Tchoudiba, doctorant en Sciences Politiques à l'Université Paris-Est Créteil, Laboratoire Interdisciplinaire d'Études du Politique Hannah Arendt (LIPHA).

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Date(s)

le 29 avril 2024

Le 6 mai 2024 se déroulera au Tchad, la 7ème élection présidentielle depuis l'avènement de la démocratie en 1990. Ceci dans un contexte politique marqué par l’élimination physique du principal opposant au régime des Déby, Yaya Dillo, président du Parti socialiste sans frontière (PSF), sans oublier le massacre de centaines de manifestants, le 20 octobre 2022, sous l'ordre du président de Transition Mahamat Idriss Déby Itno en attendant les résultats des enquêtes internationales. Son Premier ministre, Succès Masra, qui était le principal organisateur de cette manifestation, a choisi de faire profil bas pour des calculs politiques.

La complicité et le climat d’apaisement entre ces deux hommes font suite à l’accord de Kinshasa ayant acté le retour d’exil de Masra et sa nomination comme Premier ministre. Des ennemis d’hier, devenus des proches collaborateurs aujourd’hui, qui vont bientôt s’affronter dans les urnes.

Parmi les dix candidats officiels à l’élection, le président de la Transition et son Premier ministre demeurent les deux grands favoris. Dans l’histoire politique du Tchad, c’est la première fois qu’un chef d’État et son chef du gouvernement, participent conjointement à une élection présidentielle en étant de surcroît des jeunes. Au vu de l'évolution de la campagne qui a démarré le 14 avril, on pourrait assister à une rupture.

En tant que chercheur qui a étudié la trajectoire politique de l'Etat tchadien depuis l'indépendance, j'examine dans cet article les profils des deux principaux favoris de cette élection. Quels sont leurs parcours politique et professionnel, leurs projets de société et leur chance de l'emporter ?

Des profils opposés

Mahamat Idriss Déby Itno, d’ethnie Zaghawa, est né le 4 avril 1984 à N’Djamena. Il est le fils de l’ancien président Idriss Déby Itno. Il a été élevé au village par sa grand-mère – ce qui lui a valu le surnom de “Kaka”(grand-mère en arabe tchadien). Il a passé une partie de son enfance comme bédouin (berger), derrière les dromadaires avant de rejoindre N’Djamena où son père était devenu président de la République.

Son cursus scolaire est partagé entre le Tchad et la France avec quelques incidents dont sont exclusion en classe de 1ère du lycée Sacré-Cœur à N’Djamena à cause de l’agression d’un professeur.

Après son baccalauréat, il repart en France pour faire la classe préparatoire des grandes écoles militaires d'Aix-en-Provence, qu'il abandonnera pour revenir s’inscrire à l’école des officiers de N’Djamena. Il en sortira avec un brevet de chef de section. Parallèlement, il a appris le métier des armes auprès de son père en participant à plusieurs conflits inter-armés tchadiens. Devenu officiellement militaire, il va occuper plusieurs postes stratégiques au sein de l’armée avant de devenir le chef de la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE). Promu général, il a dirigé les troupes tchadiennes au Mali en 2013 aux côtés de l'armée française pendant l'opération Serval et pris la tête de la Transition après la mort tragique de son père, en avril 2021.

De son côté, Succès Masra, d’ethnie Ngambaye, est né le 30 août 1983 à Béboni dans la province du Logone Oriental dans le Sud du Tchad. Issue d'une famille pauvre comme la plus grande partie de la population, il a appris à se débrouiller seul. Il aurait travaillé de ses propres mains pour pouvoir s’inscrire à l’école du village pour la première fois. Il a effectué tout son cursus scolaire dans le sud du Tchad avant de rejoindre l’Université catholique d’Afrique Centrale (UCAC) au Cameroun où il a obtenu un Master en Comptabilité, Gestion et Finance. Par la suite, il s’envole vers la France et les États-Unis où il va obtenir plusieurs diplômes, dont le plus élevé est un doctorat en sciences économiques obtenu à l’Université Panthéon-Sorbonne.

Écrivain et économiste chevronné, il démissionne en 2018 de son poste d'économiste financier en chef à la Banque africaine de développement (BAD) après 10 ans d'expérience afin de se consacrer à la politique en fondant le parti Les Transformateurs. Avant d'occuper ce poste à la BAD, il a acquis des expériences au sein des structures bancaires européennes comme la manque BNP-PARISBAS et le cabinet Conseil Ernest & Young. Masra a aussi eu une carrière d'enseignant dans plusieurs universités parmi lesquelles l'UCAC.

Les carrières politiques

La carrière politique de Masra commence donc véritablement en 2018 avec la création du parti Les Transformateurs qui a existé pendant plusieurs années avant d’avoir une autorisation de fonctionner et ceci après la mort de Déby-père. La naissance de son parti politique incarnant l’espoir et l'ensemble de son programme politique ont très vite fait l’unanimité au sein de la jeunesse surtout originaire du sud du pays qui lui a voué une allégeance totale.

D’ailleurs, l'évolution fulgurante de son parti et son pragmatisme politique lui ont valu très tôt le titre de l’opposant principal des Déby tout en lui attirant tous les problèmes. La modification de la Constitution en 2021 par Déby-père, dénoncée comme une clause anti-Masra, aurait été motivée par le seul but de l’empêcher d’être candidat à l’élection présidentielle de 2021. Car juste après la création du parti Les Transformateurs, une nouvelle Constitution créant la 4e République a vu le jour. Le principal changement était l'augmentation de l'âge minimum de candidat à l'élection présidentielle à 45 ans. En revanche, dans la loi fondamentale de la 3e République, la limite d'âge était fixée à 35 ans et Succès Masra n'en avait que 39. Et avec la dernière Constitution de 2023 qui acte la 5e République, cette limite d'âge est repassée de 45 à 35 ans.

La carrière politique de Mahamat Idriss Déby Itno commence, elle, en avril 2021, date à laquelle il est porté à la tête du Conseil militaire de transition composé de 15 généraux. Avant cette date, il était totalement inconnu du paysage politique tchadien.

Après le Dialogue national indépendant et souverain (DNIS) s'est tenu du 20 août au 08 octobre 2022, suite à la mort de Déby-père et le référendum. Il a abouti à la nouvelle Constitution et l'investiture de Déby-fils à la tête de l’ancien parti politique de son père, le Mouvement patriotique du salut (MPS).

Leurs projets politiques

Le projet de société de Masra se décline en deux grands points : les priorités et les piliers. La matrice de son projet de société en milieu rural est un programme de développement centré sur l’humain autour de 5 priorités qui constituent un paquet minimum de développement pour chaque famille rurale. Chaque village bénéficiera d’une école, d’un centre de santé, de l’eau potable, de l’électricité et d’une unité de transformation qui prend en compte le développement de l’agriculteur et de l’élevage.

Et au niveau urbain, son projet de société s’articule autour des piliers parmi lesquels : la création d'emplois, la lutte contre la corruption, le renforcement de la démocratie, la réforme de l’armée, l’économie numérique, la paix et la sécurité, les relations internationales, la coopération, etc.

Le programme politique du candidat Déby se décline en 12 points essentiels qui s’articulent autour de la réforme de l’appareil sécuritaire, la solidarité sociale, le développement des infrastructures de base. A cela s'ajoutent la relance de l’économie, l’industrialisation et la modernisation des secteurs clés, à la promotion de la femme et de la famille… Bref, son projet de société s’inscrit dans la continuité de celui de son défunt père avec beaucoup de promesses dans tous les secteurs.

Avant le lancement officiel de la campagne électorale, Déby a publié un livre autobiographique intitulé “De Bédoin à Président” qui a pris très vite l’allure d’un programme de campagne, mettant en exergue son statut d'homme providentiel.

Les chances de victoire

Masra demeure le candidat de la jeunesse. Il est toujours crédible aux yeux du peuple, malgré son entrée au gouvernement comme Premier ministre. Il a une chance de remporter cette élection à condition qu'elle soit impartiale d'autant plus qu'il a participé à son organisation. En effet, il incarne le changement et la rupture avec la continuité d'un régime dont les Tchadiens gardent un mauvais souvenir lié à la corruption, à l'injustice, au manque de développement, etc.

Déby est le candidat de la coalition Tchad-Uni regroupant plus de 200 partis politiques et 1000 organisations de la société civile et des bureaux de soutien. Il semble bénéficier des atouts d'un régime qui est en place depuis 34 ans, des réseaux du parti d’Etat qu’est le MPS et surtout du contrôle total des institutions et organes en charge de cette élection, à l’image de l’Agence nationale de gestion des élections (ANGE) et du Conseil constitutionnel qui sont dirigés par les hauts cadres du MPS.

Eu égard au fait qu'il n'y aura pas de contrôle citoyen efficace et qu'en cas de litiges ou de contestations des résultats, les candidats n'auront pas de preuves tangibles pour se défendre, Déby, avec tous ses avantages énumérés, est le grand favori de cette élection qui semble taillée sur mesure devant Masra, qui continue d'avoir des soutiens.The Conversation

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Bourdjolbo Tchoudiba, Doctorant en Sciences Politiques à l'Université Paris-Est Créteil, Laboratoire Interdisciplinaire d'Études du Politique Hannah Arendt (LIPHA), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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