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[The Conversation] L’éducation en crise : vrai naufrage ou fausse alerte ?

Publié le 4 septembre 2024

Article écrit par Sébastien-Akira Alix, Maitre de conférences en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

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le 4 septembre 2024

Si l’on en croit les médias et la classe politique française, l’école, l’enseignement et, plus largement, l’éducation sont en crise dans notre pays. On ne compte plus les articles de presse qui relaient cette idée ; même chose sur les réseaux sociaux et à la télévision.

L’émission Zone interdite sur la chaîne M6 diffusait, par exemple en novembre 2023, un documentaire au titre significatif : « Professeurs malmenés, chaos administratif : l’Éducation nationale au bord du naufrage ». Dès les premières minutes, à l’écran, une brève séquence d’archives filmées montre ce qu’on devine être une classe secondaire de garçons dans la France des années 1960. Elle cède la place à des scènes scolaires d’aujourd’hui. Le commentaire de la voix off donne le ton :

« Que reste-t-il de cette école publique là, avec ce professeur respecté face à des élèves disciplinés ? Pas grand-chose. Tout le monde le sait. »

La suite du documentaire présente la myriade de maux qui accablent l’institution : l’absentéisme et le non-remplacement des enseignants ; le recrutement hasardeux et en urgence de contractuels peu formés, et aux compétences disciplinaires plus que fragiles ; des établissements scolaires en état de profond délabrement ; un climat scolaire dégradé ; une autorité quasi inexistante ; une pédagogie et une transmission largement défaillantes ; une gestion calamiteuse des ressources humaines.

Bref, l’enquête donne le sentiment d’une crise profonde de l’école française ; car qu’est-ce qu’une école au bord du naufrage, sinon une école en crise ? Sans dénier certains éléments de vérité au contenu de ce documentaire, la recherche en sciences humaines et sociales invite à prendre du recul sur cette idée d’une crise de l’éducation. Tout d’abord parce qu’il s’agit d’un poncif ancien ; ensuite, parce que cette rhétorique à succès contribue à simplifier les données du problème éducatif et masque des processus de réforme de l’institution qui gagneraient à être mieux connus du grand public.

La crise de l’éducation, un leitmotiv ancien

En premier lieu, il faut souligner que ce thème de la crise, appliqué à l’enseignement et à l’éducation, est des plus rebattus. Son usage n’est nullement spécifique à un contexte national ou géographique précis. Michel Fize a montré, en ce sens, que l’idée d’une crise de la famille et de l’éducation familiale remonte à l’Antiquité. Si, à partir du XIXe siècle et du romantisme, « chaque génération va se plaire à inventer une crise avec la génération précédente », « le XXe et le début du XXIe siècles ne sont pas en reste qui parlent de familles à l’abandon, démissionnaires, maltraitantes, sans autorité ».

Ce discours de crise est loin de se limiter à la seule sphère familiale. Il est également un leitmotiv des débats sur l’éducation et l’enseignement aux XIXe et XXe siècles. On y déplore notamment déjà la baisse, voire la décadence, du niveau des élèves et de l’autorité à l’école. En 1904-1905, Émile Durkheim notait ainsi : « L’enseignement secondaire traverse depuis plus d’un demi-siècle une crise grave qui n’est pas encore, il s’en faut, parvenue à son dénouement. ».

Dans le primaire également, cette thématique de la crise est un lieu commun. Sous la IIIe République, période pourtant souvent présentée comme un « âge d’or » de l’école en France, on débat à l’Assemblée nationale du « péril primaire » pour évoquer la crise de recrutement que rencontrent, dans les années 1890, les écoles normales destinées à former les hussards noirs de la République.

Cette idée de crise se retrouve aussi sur le devant de la scène médiatique et politique à plusieurs reprises pendant la seconde moitié du XXe siècle. On y dénonce « le malaise socio-professionnel » des enseignants du primaire et « la baisse du statut du professorat de l’enseignement secondaire » dans les années 1950 et 1960. Dans les années 1980 et 1990, les crises du recrutement des enseignants sont également mises en avant.

Un « problème public » à partir des années 1980 en France

C’est au début des années 1980, moment où les conséquences de la massification et de la mise en système de l’école commencent à se faire sentir, que la crise est devenue « un problème public » dans le débat français sur l’école. Ceci contribue à l’installation durable d’une « querelle de l’école » entre « Républicains » et « Pédagogues », qui projette l’éducation à la une de la presse.

La question pédagogique occupe une place importante dans ces débats médiatiques sur la « crise » de l’école : les « Républicains » considérant généralement que les rénovations pédagogiques successives (en lien avec l’institutionnalisation des sciences de l’éducation et l’universitarisation de la formation des enseignants) proposées par les « Pédagogues » ont eu pour effet une transformation délétère de l’école caractérisée par une perte de l’autorité des enseignants et une baisse du niveau des élèves.

Si elle fait recette, cette opposition entre « Pédagogues » et « Républicains », ou entre « ceux qui veulent changer l’École » et « ceux qui entendent la sauver », relève, toutefois, d’une mise en scène médiatique qui ne correspond pas vraiment à la réalité historique de l’école française. En effet, ce sont par exemple les Républicains de la IIIe République qui ont créé en France, dans les années 1880 et 1890, les premières chaires de science de l’éducation, dont certaines seront occupées par des personnalités de premier plan, comme Émile Durkheim et Ferdinand Buisson.

En dépit de son usage galvaudé, le succès de cette idée de crise et sa pérennité dans le champ éducatif comme dans l’espace public s’explique, en grande partie, par la dimension d’affectivité et le sentiment d’urgence ou de catastrophe qu’elle véhicule. De ce point de vue, le flou sémantique qui entoure cette notion ouvre la porte à une diversité d’interprétations, souvent opposées, et favorise l’émergence de débats et de controverses s’agissant des mesures politiques, institutionnelles et pédagogiques à prendre pour y remédier.

Que cache cette rhétorique de la crise ?

Le discours de crise mobilisé dans le débat public n’est pas neutre politiquement : il appelle ou engage toujours une forme d’action de la part des collectivités publiques pour résoudre des problèmes jugés pressants.

La recherche a, de ce point de vue, montré que, depuis les années 2000, cette rhétorique de la crise a contribué à l’accélération des politiques de nouvelle gestion publique, notamment la contractualisation et la rationalisation gestionnaire, au sein de l’Éducation nationale.
 

Reportage sur la formation express des enseignants contractuels (Le Huffington Post, 2022).


Qu’il s’agisse de la crise du recrutement ou de l’attractivité des métiers de l’enseignement, cette rhétorique a également contribué à masquer la complexité et le caractère structurel de ces problèmes, liés notamment aux conditions de travail, au statut social et aux transformations de la morphologie enseignante. Le recours à la rhétorique de la crise a concentré les débats autour de la gestion de la pénurie et de l’attractivité de la profession enseignante, érigeant le contrat et le recours aux contractuels comme la « principale solution pour résoudre la crise du recrutement et la baisse d’attractivité des métiers de l’enseignement ».

On assiste ainsi, avec le recours au langage de la crise, à un processus lent de « privatisation » du système éducatif qui, sans remettre frontalement en cause les statuts de la fonction publique, modifie les modalités de fonctionnement de l’institution par les marges. De ce point de vue, les débats récents sur le pacte enseignant et sa mise en œuvre peuvent être resitués dans ce processus.

C’est pour ces raisons que les chercheuses et les chercheurs en sciences humaines et sociales font généralement preuve de circonspection dans l’emploi du mot « crise ». Ils critiquent les usages extensifs qui en sont faits et mettent en lumière ce que masquent ces discours publics convenus sur la crise.The Conversation

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Sébastien-Akira Alix, Maitre de conférences en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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