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Stigmatisation : les femmes voilées en entreprise contraintes de réorienter leurs carrières

Publié le 13 octobre 2020

Article de Sarra Chenigle, Doctorante en science de gestion, François Grima, Professeur des Universités et Olivier Meier, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).

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le 7 octobre 2020

Photo : Certaines femmes revoient leurs ambitions à la baisse face à l’impossibilité d’exprimer leur identité religieuse au travail. Prostock-studio / Shutterstock 

Les femmes musulmanes voilées subissent des discriminations en entreprise qui ont des conséquences préjudiciables sur leur employabilité, et ce malgré que la loi les autorise à porter le voile dans le secteur privé (sous certains conditions). Pour gérer leur carrière, elles sont donc contraintes de prendre en compte le contexte de polémiques régulières, auquel est venu s'ajouter le récent projet de loi sur la notion encore floue de séparatisme.

Pour comprendre comment les femmes voilées s'adaptent et ajustent leur plan de carrière tout en travaillant avec le voile, selon une méthode qualitative, une série d'entretiens semi-directifs a été menée auprès de 30 femmes voilées entre 2018 et 2020.

L'analyse des données nous a permis d'identifier 6 stratégies distinctes de bifurcation professionnelle: la réorientation professionnelle, le déclassement social, la recherche d’une entreprise accueillante, la carrière entrepreneuriale, la mobilité internationale et enfin le renoncement à une carrière. Notre travail nous a également permis de comprendre comment s’opère ces décisions, car certains facteurs facilitent la prise de décision.

La reconversion professionnelle

La reconversion professionnelle consiste pour la collaboratrice voilée à gérer sa carrière en changeant de fonction et/ou de secteur d’activité. La présence de dispositifs d’accompagnement, d’offre de formation supplémentaire ou encore l’expérience professionnelle constituent des facteurs facilitant la reconversion.

Photo : Les dispositifs d'accompagnement jouent un rôle clé dans la reconversion professionnelle des femmes voilées. Fizkes / Shutterstock

Ici, notre enquêtée a décider de se réorienter du secteur public qui exige une neutralité vers le secteur privé jugé plus ouvert au port du voile :

«En travaillant dans l’enseignement, j’ai constaté que le milieu de l’Éducation nationale et le trop peu de liberté qu’il accorde ne me convenait pas. Le fait de ne pas avoir pu être complètement moi m’a fait basculer vers un autre milieu car j’avais nié une partie de moi-même. J’ai donc effectué un autre Master 2 en économie sociale et solidaire après mon expérience dans l’enseignement pour me réorienter. Aujourd’hui, mes collègues savent que je suis musulmane, que je fais mes prières, que je mange halal et cela correspond à ce que je suis réellement».

Le déclassement social

Le déclassement social mène à l’occupation d’un emploi en deçà de ses qualifications professionnelles. Il survient lorsque la collaboratrice voilée peine à trouver un emploi lui permettant d’exprimer son identité religieuse et d’être en accord avec son niveau de diplôme, comme en témoigne un détentrice d’un Master 2 en sciences politiques occupant actuellement une fonction de préparatrice de commande :

«En attendant de trouver mieux et dans mon domaine avec le voile, j’accepte ce qu’on me donne tant que je peux garder mon voile. C’est ma seule «exigence» si on peut dire ça comme ça. Je ne retirerai pas mon voile pour un travail, je ferais tout pour le garder».

Une tactique qu'elle n'est pas la seule à subir :

«Là où j’habite, il y a pas mal d’entreprises qui recrutent les femmes voilées au plus bas de l’échelle, en tant que préparatrice de commande, conditionneuse, etc. Ils ont besoin de beaucoup de main d’œuvre et il y a beaucoup de femmes voilées comme moi. Je pense qu’elles acceptent ce type d’emploi avec des conditions très fatigantes parce qu’elles ont beaucoup de difficultés à trouver ailleurs».

La recherche d’une entreprise accueillante

Bien souvent, les entreprises ciblées sont des entreprises communautaires où l’expression religieuse est admise. Elles sont jugées plus accueillantes. L’orientation vers ce type d’entreprise n’est là encore pas un choix. Elle peut se faire grâce à un réseau de connaissances. Cependant, comme pour les autres stratégies, cette possibilité peut nécessiter des formations supplémentaires afin de s’adapter aux besoins du nouvel emploi, comme l'explique une autre interviewée :

«Je travaille actuellement comme employée polyvalente au sein d’une agence de voyage appartenant à mon beau-frère. C’est une agence où il n’y a que des salariés musulmans et je porte le voile sur le lieu de travail. J’ai cependant du suivre des formations pour être agent de voyage puisque j'avais une formation de comptable à l'origine. D'ailleurs, je ne voulais pas vraiment travailler au sein d’une agence de voyage mais, avec le voile, je ne trouvais pas facilement ailleurs».

La carrière entrepreneuriale

La création d’entreprise peut permettre à la femme voilée de fixer ses propres règles au sein de son entreprise et d’acquérir l’authenticité recherchée. Le sentiment de rejet amène parfois la collaboratrice à mobiliser cette stratégie par nécessité, comme nous l'avons constaté :

«J’ai créé mon entreprise depuis deux ans. Je fais du graphisme et je vends des produits en ligne. Je me suis rendue compte que je n’avais pas besoin des personnes qui ne m'acceptaient pas pour être compétente et faire ce qui me plaît!»

Ce choix peut être en lien direct avec les études effectuées ou en totale contradiction, ce qui illustre une nouvelle fois la capacité d’adaptation dont elles doivent faire preuve :

«J’ai monté ma propre boite. De formation, je suis clerc de notaire et là ce n’est pas du tout en lien avec mes études. Cependant le droit est dans tout donc ça me sert dans tout ce qui est administratif et ça me permet d’être moi-même».

La stratégie de mobilité internationale

Cette stratégie de mobilité internationale exige des ressources importantes. Elle implique pour l’individu un changement radical de lieu, un nouvel apprentissage de la langue locale et une confrontation à un nouvel environnement. l'adaptabilité à un nouveau contexte, pas toujours évident, est souligné par une interviewée aujourd'hui expatriée à New York:

«Je suis partie en raison des préjugés subis en France et parce que ma progression de carrière était en conséquence limitée. Mais cela n’a pas été facile tous les jours. J’ai dû, par exemple, apprendre à parler couramment anglais. Être loin de ma famille aussi a été le plus difficile».

Une telle expérience peut cependant devenir finalement très positive car elle confère à la femme voilée une certaine confiance en ses compétences.

Photo : Les préjugés peuvent conduire certaines femmes voilées à quitter la France pour travailler. Jrpolofoto / Shutterstock

Autrement dit, quitter la France pour un pays où elle considère que son port du voile au travail ne posera pas de problème lui permet d’envisager une réelle carrière professionnelle qui ne sera pas freinée par des préjugés.

Le renoncement temporaire à la carrière

Cette dernière stratégie consiste à abandonner temporairement l’idée de travailler pendant un temps donnée. Cette décision, difficile à prendre pour certaines, peut être facilitée par la maternité, nous explique une jeune mère de famille :

«Dans un premier temps, je n’ai pas repris mon travail d’enseignante parce que j’ai eu un enfant et donc j’ai pris un congé parental. Aujourd’hui, je ne suis plus en congé parental mais dans l’immédiat, je ne suis pas prête à retirer mon foulard pour aller travailler».

En conclusion, le besoin d’authenticité corrélé à la volonté de porter le voile au travail et à la fuite de la stigmatisation, amènent la collaboratrice musulmane à rechercher sa reconnaissance pour ce qu’elle est réellement et non pas une représentation erronée d’elle-même. Sa capacité de résilience face à la stigmatisation la pousse à diversifier les stratégies de bifurcation professionnelle.

Notre travail montre ainsi que, malgré l’orientation des femmes pour l’une ou l’autre des stratégies, elles sont généralement subies. Ces bifurcations leur permettent néanmoins de faire face à l'exclusion qu'elles peuvent subir dans le monde professionnel.


Ce travail a bénéficié des résultats des travaux menés au sein des « ateliers thèses » de l'Observatoire « Action Sociétale et Action Publique » (ASAP).

Sarra Chenigle, Doctorante en science de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC); François Grima, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Olivier Meier, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.