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[The Conversation] Scandale Luis Rubiales : l’image progressiste de l’Espagne écornée ?

Publié le 15 novembre 2023

Un article écrit par Sabrina Grillo, Maîtresse de conférences en civilisation de l'Espagne contemporaine, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).

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Date(s)

le 2 octobre 2023

La finale de la Coupe du Monde de football féminin a captivé le monde autant qu’elle a dérangé pour des raisons inattendues. Après la victoire de l’équipe espagnole, le président de la Fédération espagnole de football (RFEF), Luis Rubiales, a choqué l’opinion en embrassant sans son consentement Jennifer Hermoso, la capitaine de la sélection. Cet incident a déclenché un scandale à échelle mondiale et mis en lumière la problématique du harcèlement sexuel, tout en rappelant l’une des difficultés auxquelles sont confrontées de nombreuses femmes qui en sont victimes : l’identifier comme tel.

Cette controverse soulève des questions cruciales sur les abus de pouvoir au sein de fédérations sportives et sur la perception et la définition du harcèlement sexuel. Elle révèle également des liens complexes entre politique espagnole, droits des femmes et image internationale du pays. Elle met enfin en lumière les mœurs espagnoles contemporaines.
 

Une mobilisation sociale sans équivoque ?

Le baiser en question a d’abord provoqué une polémique, les réactions allant de l’indignation à la minimisation des faits. Certaines personnes ont considéré l’incident comme une situation résultant de l’euphorie du moment, Luis Rubiales lui-même ayant fondé un temps sa défense sur le fait que c’était un acte banal – en relayant une scène d’amusement des joueuses après l’incident. Jenni Hermoso a déclaré publiquement que le baiser n’était pas consenti. Parallèlement, la Fédération affirmait que le geste était mutuel et spontané, lié à la joie de la victoire.

Ces déclarations contradictoires ont contribué à alimenter la controverse et ont vite déclenché une réaction massive dénonçant la normalisation de comportements machistes et abusifs sur le corps des femmes.

Le geste de Rubiales a été largement condamné comme inapproprié par la classe politique, les institutions, les syndicats, les citoyens espagnols et les athlètes. Les joueuses championnes du monde ont pris position en soutien à leur coéquipière. Après plusieurs heures de tergiversations, les présidents des fédérations régionales ont déclaré unanimement leur intention de demander la démission de Rubiales. Cette mobilisation plurielle montre une prise de conscience collective dans la lutte contre le harcèlement sexuel.

Du sport à la politique

Le scandale est au cœur de débats qui mêlent des facteurs culturels, sociaux et politiques. La ministre de l’Égalité Irene Montero a qualifié le baiser forcé de « violence sexuelle » et a insisté sur le besoin de ne pas normaliser de tels actes. Elle a été soutenue par le chef du gouvernement Pedro Sanchez, ainsi que par plusieurs ministres qui ont demandé la démission immédiate de Rubiales.

En Espagne, la question de la définition juridique du harcèlement sexuel a fait l’objet en 2022 de débats houleux lors du projet de loi contre les violences sexuelles. Cette loi, communément appelée Solo sí es sí (« seul un oui est un oui ») visait à renforcer la protection des victimes de violence sexuelle et à punir plus sévèrement les agresseurs.

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L’Espagne de 2023 est forte d’une réputation avant-gardiste en matière de droits des femmes et des minorités sexuelles grâce aux avancées en termes législatifs et judiciaires enregistrées sous le gouvernement de coalition de gauche PSOE et Podemos, au pouvoir depuis 2019. Dans le classement européen sur l’égalité femmes-hommes, elle était 10e sur 27 en 2017, deux ans avant l’arrivée de la gauche au pouvoir. Elle est désormais 6e, juste derrière la France.

Les questions liées au féminisme et aux droits LGBTQIA+ ont joué un rôle central durant le mandat de Pedro Sanchez, qui brigue actuellement un nouveau mandat après les législatives de juillet dernier. Les lois adoptées au cours de ces dernières années témoignent d’un engagement fort en faveur de l’égalité des sexes et de la diversité sexuelle.

Ainsi, en 2023 a été adoptée la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits des personnes LGBT+, qui autorise l’autodétermination de genre. Elle permet aux personnes transgenre de changer leur sexe légal sans avoir à subir de traitement médical préalable, ni à obtenir une décision judiciaire à partir de 16 ans (avec approbation parentale ou aval judiciaire pour les jeunes de 12 à 16 ans). Cette loi a été saluée comme un exemple de progrès en matière de droits LGBTQIA+ mais a aussi divisé la classe politique tant au sein de la gauche que de la droite, Vox et le Parti populaire ayant par ailleurs intenté un recours contre le texte.

Entre tradition et avant-gardisme social

Depuis la fin des années 1970, et après plusieurs décennies de dictature franquiste, l’Espagne a connu une transformation sociale rapide et est devenue un modèle en Europe en matière de droits pour l’égalité (loi contre les violences de genre en 2004, loi sur le mariage pour tous en 2005, loi sur l’avortement en 2010, loi contre les violences sexuelles en 2022, loi pour l’égalité des personnes trans en 2023, loi pour le congé menstruel en 2023 – dont le modèle a été rejeté en France…)

Cependant, malgré ces avancées législatives, il est essentiel de reconnaître que l’Espagne n’est pas unanime sur ces questions. L’opposition au féminisme et aux droits LGBT+ persiste dans certaines parties de la société espagnole. Cela peut s’expliquer par diverses raisons, à commencer par la rapidité de ces changements sociaux qui remettent en cause des normes établies, enracinées, en lien avec des questions sur l’identité de genre qui polarisent la classe politique. L’Espagne est l’héritière d’un passé culturel et religieux dont les valeurs traditionnelles volent en éclats face aux revendications des groupes exposés précédemment.

Une image de pays progressiste à soigner

Cette affaire dessert un pays dont la réputation est aujourd’hui largement bâtie sur les avancées sociales, le tourisme et les succès sportifs. En prononçant un discours incendiaire lors de l’assemblée extraordinaire de la RFEF, et en scandant « Je ne vais pas démissionner » à maintes reprises, Luis Rubiales a attiré l’attention des médias internationaux, friands d’une histoire de dirigeant d’une grande organisation sportive qui refuse d’abandonner son poste et présente cet épisode tel un match de longue haleine à gagner contre ce qu’il a qualifié de « faux féminisme » ambiant (Rubiales a finalement quitté ses fonctions le 10 septembre après trois semaines de polémique).

Tant Rubiales que ceux qui ont applaudi son discours, comme Luis de la Fuente, sélectionneur de l’équipe féminine de football espagnole, laissent penser que les normes et valeurs au sein de l’institution ne sont pas alignées avec celles promues au sein de cette Espagne progressiste. Parmi les divers sponsors de la Fédération espagnole de football, il y a eu un moment de flottement puisque seules la compagnie aérienne Iberia et le fournisseur d’énergie Iberdrola ont immédiatement soutenu publiquement les joueuses sur leurs réseaux sociaux. Or, dans la gestion de la crise d’une part et dans la communication sur l’affaire d’autre part, il en va de l’image de marque de l’Espagne. Comme le souligne le spécialiste de la communication de crise Géraud de Vaublanc :

« Une bonne réputation est une image favorable qui dure, malgré les aléas (évolution des marchés, changements de dirigeants, incidents ou crises traversées par l’entreprise). C’est ce qui explique que la valeur d’une réputation positive est supérieure à la valeur d’une image positive. »

L’affaire Rubiales porte peut-être atteinte un temps à l’image de l’Espagne, quelque peu abîmée par le comportement d’un dirigeant, mais il est peu probable qu’elle affecte radicalement sa réputation. Alors que l’enquête se poursuit, l’Espagne est toujours engagée aux côtés du Portugal et du Maroc pour l’organisation du Mondial (masculin) en 2030.The Conversation

Sabrina Grillo, Maîtresse de conférences en civilisation de l'Espagne contemporaine, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.