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[The Conversation] Manager, est-ce commander (et inversement) ?
Un article co-écrit par Joan Le Goff, professeur des universités en sciences de gestion, Claire Edey Gamassou, maîtresse de conférences en sciences de gestion, et Patrick Fleurentdidier, chercheur associé, directeur de programmes, enseignant, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).
Institution multiséculaire, la Gendarmerie nationale n’est pas avare de regards rétrospectifs, de respect de traditions ou de valorisation d’évènements historiques. C’est frappant avec, par exemple, les noms de baptême des promotions des élèves de l’École des officiers de la Gendarmerie nationale (EOGN) : après le combat de Pontlieue (1871) l’an passé, c’est le connétable du Guesclin (1370) qui est mis à l’honneur cette année.
Pour autant, la gendarmerie sait aussi se prêter à des exercices réflexifs, y compris sur ses pratiques ordinaires qui semblent des évidences intemporelles. C’est le cas du commandement dans son expression quotidienne par les officiers, sujet au cœur d’un colloque académique proposé conjointement par le centre de recherche de l’EOGN (CREOGN) et l’université Paris-Est Créteil (UPEC), et organisé par les trois auteurs pour son volet managérial.
La question du commandement, de la nature de cette activité (talent inné ou apprentissage par l’expérience) et des conditions de son succès, préoccupe les organisations militaires de longue date et continue de faire débat en leur sein. La Gendarmerie nationale n’échappe pas à ces exercices d’introspection, recensant les nécessaires qualités du « chef » contemporain, qui se doit d’être « bienveillant, agile et éclairé », selon les atouts mis en avant par l’institution.
Dans le même temps et comme l’ensemble des services publics (soin, éducation, etc.), l’institution militaire est traversée par un mouvement de fond qui, outre des approches comptables rénovées, conduit à valoriser le regard gestionnaire, associé (à tort ou à raison) à l’efficacité des entreprises privées. Une vision qui n’est pas exempte de débat mais est bel et bien présente désormais, y compris dans les centres de formation des officiers, et qui tend à mettre en avant l’aptitude à manager les équipes, notamment en lien avec la gestion de projets ou la conduite du changement.
Un rapport différent à l’autorité chez les nouvelles recrues
La multiplication des parcours de carrières non linéaires accentue ce phénomène, en conduisant la gendarmerie à accueillir en son sein des effectifs ayant eu une expérience antérieure dans des entreprises privées ou bien diplômés en sciences de gestion et, donc, formés au management plutôt qu’habitués au commandement.
Comme le souligne dans sa contribution au colloque Fabrice Lollia, docteur en sciences de l’information et de la communication et fonctionnaire de police, l’époque où la légitimité se mesurait uniquement à travers le grade et la position hiérarchique est révolue. Le commandement moderne doit incorporer des éléments du management pour surmonter les défis actuels et gagner en efficacité.
Rapprocher commandement et management révèle des paradoxes complexes et oblige à une réflexion quant à la nature et l’articulation de ces deux activités, mais aussi sur l’actualisation de leurs dimensions constitutives (leadership, statut, ancienneté, légitimité, etc.). Cette problématique se révèle d’autant plus importante que, désormais, les recrues qui viennent renforcer les effectifs appartiennent à une génération dont le rapport à l’autorité (donc à l’obéissance) renvoie à des attentes distinctes de celles de ses prédécesseurs, avec des revendications fortes concernant la responsabilisation ou le dialogue.
Au cours du colloque, le chercheur et gendarme Ruben Claudepierre se penche sur ces relations intergénérationnelles dans un contexte de désinstitutionnalisation et la manière dont elles remettent en cause la vision traditionnelle du commandement militaire. En parallèle, le lieutenant-colonel Vianney Vanagt a examiné les difficultés rencontrées par les jeunes lieutenants en formation : la transformation récente du commandement au sein de la gendarmerie (tant par le droit que par l’évolution de la société) les impacte spécifiquement. Résultat : ils doivent déployer, davantage encore que leurs anciens, une finesse et une maturité relationnelle difficile à atteindre, source de remise en cause personnelle.
Que fait un chef ? Qu’est-ce qu’une injonction ?
Comment encadrer des individus et des équipes aujourd’hui dans une organisation militaire aux rôles multiples et aux effectifs variés ? L’efficacité managériale peut-elle prévaloir sur la légitimité statutaire et, sinon, comment la valoriser ? Comment, dans la chaîne hiérarchique, conjuguer les valeurs institutionnelles et l’esprit de corps d’une force armée et la diversité des profils (âge, genre, formation), des corps (civils et militaires) et des métiers, en particulier dans le soutien ?
Comment, enfin, intégrer les remises en cause du management traditionnel, de plus en plus nombreuses et qui reposent, entre autres, sur la confiance ou sur l’absence de hiérarchie, à l’opposé des visions historiques adossées à un contrôle fort ou au couple coercition/incitation ? Ce management rénové a-t-il sa place dans une institution qui doit agir avec célérité et sous contraintes, pour des enjeux de sécurité publique ?
Pour le savoir, plusieurs chercheurs se sont intéressés aux pratiques réelles dans les institutions militaires ou dans les organisations liées à la sécurité, avec des hiérarchies verticales prégnantes : Nicolas Alfano, de la Chaire Résilience & Leadership, a observé minutieusement le travail quotidien des cadres militaires, tandis que Sophie Agulhon (LED, Université Paris-8) a évalué l’efficacité de l’injonction comme instrument d’autorité, à partir de ses investigations dans le domaine de la sûreté nucléaire.
Patrick Fleurentdidier (IRG, UPEC) avance quant à lui une piste d’analyse originale en distinguant le temps du commandement de celui du management : le premier surviendrait en situation opérationnelle, sur le terrain et dans le temps court, tandis que le second apparaîtrait pour le temps long et la consolidation des ressources.
Et pourtant, le commandement militaire inspire les entreprises…
Au regard de ces évolutions sociétales, la Gendarmerie nationale s’interroge sur la nature du commandement et forme ses cadres au management. Il serait alors tentant de conclure que le modèle de l’entreprise serait pertinent et ferait l’unanimité.
Or, ce n’est pas le cas puisque, parallèlement, les entreprises envoient leurs cadres se former… auprès des gendarmes ! Ou bien elles font appel à des militaires pour animer des séminaires pédagogiques. En outre, les officiers (de gendarmerie, mais pas seulement) en reconversion sont des compétences recherchées par les employeurs.
Comment comprendre cet engouement des entreprises publiques ou privées pour le commandement d’essence militaire ? Le lieutenant Nicolas Jacquin (Direction générale de la Gendarmerie nationale) et Philippe Lépinard (IRG, UPEC) se sont attachés à identifier les qualités professionnelles des militaires appréciées et reconnues dans le monde civil. La rigueur, la loyauté, la discipline figurent en tête. Comment les transmettre dans les formations managériales ? Ils proposent l’adoption de méthodes et de dispositifs pédagogiques provenant des écoles militaires au sein des écoles de management.
Entre le commandement (militaire) et le management (civil), un enrichissement mutuel semble souhaitable.
Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC); Claire Edey Gamassou, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Patrick Fleurentdidier, chercheur associé (IRG), directeur de programmes (FC), Enseignant (IAE Paris-Est / EOGN / ESSEC), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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