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[The Conversation] « L’élévation du drapeau à Iwo Jima », une image iconique au service de toutes les (bonnes) causes

Publié le 4 janvier 2023

Un article écrit par Joan Le Goff, professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).

L'image conçue par Periscope pour la campagne de dons de The Conversation France
L'image conçue par Periscope pour la campagne de dons de The Conversation France
Date(s)

le 25 décembre 2022

Fin 2022, la campagne annuelle de dons de The Conversation mobilise un visuel qui cite une image instantanément familière : « L’Élévation du drapeau sur Iwo Jima » (Joe Rosenthal, 1945). L’écho de cette photographie va bien au-delà du moment de sa genèse. Devenue un porte-étendard pour de nombreuses causes, elle charrie un inconscient collectif qui en donne une clé de lecture immédiate, quel que soit le contexte de son utilisation.

Raising the Flag on Iwo Jima, Joe Rosenthal, 1945. Wikipédia


Vertus essentielles pour un média, l’indépendance et la qualité éditoriale ont un prix qui passe, soit par le financement via les lecteurs (abonnement ou achat unitaire), soit par le recours aux dons du public. Dans le cadre de The Conversation France, média en ligne accessible gratuitement et sans publicité, c’est cette seconde option qui est retenue, en complément des cotisations versées par son réseau de soutien (institutions d'enseignement supérieur et de recherche, et subventions publiques). Il convient alors de communiquer auprès de l’audience visée pour l’inciter à apporter un appui financier. La tâche est difficile puisqu’il faut exprimer un message explicite qui dise à la fois l'importance du défi et la noblesse de l’enjeu.

La campagne lancée par The Conversation à l’automne 2022 s’inscrit dans cette logique, avec un visuel fort, adapté à la situation, et qui porte intrinsèquement en lui ces deux valeurs – ça se passe maintenant, et c’est pour la bonne cause. Mais pourquoi ce dessin si simple est-il lesté d’un tel sens ? Et pourquoi est-ce cette image spécifiquement qui s’est imposée sous le crayon des graphistes ?

Une scène familière au premier coup d’œil

Si le message sur le drapeau est nouveau et adapté à la campagne pour laquelle l’illustration a été commandée, la posture du groupe de personnages donne un sentiment de déjà-vu. Et, en effet, depuis des décennies et partout sur le globe, cette image a été aperçue à d’innombrables reprises.

Pochettes des albums In the Army Now (Status Quo, 1986), Fight for the Rock (Savatage, 1986) et Conquest (Uriah Heep, 1980). Author provided
Banksy, Flag, 2008.


Nous la connaissons pour l’avoir vue en couverture de disques de rock (et pas qu’une fois !), mais aussi dans des bandes dessinées, à la une de news magazines, au cœur d’affiches, de publicités ou de prospectus, trônant sur des objets du quotidien, de la canette de bière aux billets de banques (du Bangladesh, en l'occurrence), en passant par des timbres (à Grenade).

Campagnes publicitaires pour l’armée britannique, l’office du tourisme australien, une entreprise de soins gériatriques américaine et le quotidien sud-africain Die Burger. Author provided


Des happenings la reproduisent en statue de sable, en crop circle dans des champs, au fond d’une piscine voire en sculpture à base de beurre (!)… Des artistes s’en emparent, comme Bansky en 2008 avec son œuvre Flag, pour dénoncer le culte de la victoire - de la compétition - si fort aux États-Unis, ou bien comme Benoît Vieillard, dont le dessin rend hommage à l’équipe de Charlie Hebdo, assassinée lors de l’attentat islamiste de 2015.

Le hors-série du Times consacré au réchauffement climatique (2008), la Une du Sun après les attentats de New York (2001) et la couverture du recueil annuel du journal Spirou (1973). Author provided
Hommage à Charlie Hebdo, Benoît Vieillard, 8 janvier 2015.


Une scène de guerre née dans la douleur

Derrière ces variantes et détournements artistiques ou lucratifs, se trouve une photographie prise le 23 février 1943 sur une île du Pacifique par l’Américain Joe Rosenthal – il obtiendra le prix Pulitzer pour ce reportage en 1945.

L’élévation du drapeau survient au terme d’une bataille particulièrement meurtrière (20703 morts et 1152 disparus côté japonais et 6821 morts, 492 disparus et 19189 blessés côté américain), marquée par des atrocités, une violence inouïe et des actes de fanatisme inattendus, avec un adversaire qui privilégiait le suicide à la reddition. Dès lors, les troupes des États-Unis vécurent l’apparition de la bannière étoilée en haut du mont Suribachi comme une lueur d’espoir, le symbole d'une conquête de leur patrie. Cris de joie, sifflets, applaudissements, sirènes de navires : un charivari de tous les diables accueillit l’exploit des marines qui dressèrent le fier drapeau sur ce morceau de terre déchiqueté. Une libération après des jours et des jours de combats acharnés pour avancer mètre par mètre.

Aussi dramatique soit-il, ce contexte particulier ne constitue qu’un moment de la Seconde Guerre mondiale et rien ne justifiait qu’un témoignage visuel parmi tant d’autres soit érigé au rang d’icône soixante ans plus tard. A fortiori si l’on sait que le reporter d’Associated Press à l’origine du cliché l’a pris à la va-vite, sans recul, avant de l’envoyer à sa rédaction new-yorkaise sans même le voir ! Pourtant, le phénomène visuel s’emballe instantanément. La photo fait la une du Times le 25 février 1945 et provoque un choc dans la population. La propagande s’en empare, avec une large reproduction – 3,5 millions de posters, 15000 affiches, 137 millions de timbres inondent les États-Unis – et l’utilisation comme emblème pour soutenir l’effort de guerre.

Un symbole éloigné de la réalité

Le témoignage sur le vif change de registre, son destin échappe à son auteur. La photo devient un pan du patrimoine américain, mélange de dévotion patriotique et d’adoration religieuse. Dans ses mémoires, Charles Sweeney, le pilote qui largua la bombe atomique, raconte que seules trois images avaient les honneurs d’être encadrées dans la salle à manger de ses parents : celle de Jésus Christ, du président Franklin D. Roosevelt et « L’élévation du drapeau à Iwo Jima ». Toute l’Amérique d’alors est contenue dans ce triptyque.

De toute évidence, la composition de l’image explique une part de ce succès : des soldats en uniformes, visibles, mais non identifiables, solidaires dans l’effort et dont les corps soutiennent la hampe du drapeau qui est aussi l’axe de la photo. Le militaire agenouillé à l’avant est perpendiculaire au mât, formant une croix subliminale. Le sol dévasté contraste avec l’horizon dégagé. Ce n’est pas une photographie, c’est une scène de genre de la peinture de la Renaissance. C’est Paolo Uccello et Hollywood condensés en un cliché.

Cette popularité va effacer l’origine controversée de l’image, pourtant bien documentée et reconnue par Joe Rosenthal lui-même. Car elle représente non pas un lever de drapeau spontané, mais la deuxième tentative de ce jour de 1943. La première, captée par le reporter Louis R. Lowery, ne dure pas car le drapeau est enlevé pour être ramené au bercail par le Secrétaire d’État de la Marine.

Photographie de la première installation du drapeau réalisée par le sergent d'état-major Louis R. Lowery, 1943. Wikipédia


Il faut donc planter un nouvel étendard et ce sont 6 marines qui se lancent. Le premier groupe est demeuré ignoré ; le second est devenu célèbre. Rapatriés, les trois survivants rencontrèrent le président Truman, furent accueillis en triomphe au Sénat et présentés au public sur Times Square. Leur tournée de collecte de fonds rencontra un succès démesuré, les ovations s’enchaînant à travers le pays, galvanisant le patriotisme.

Les marines d’Iwo Jima (First Aero Squadron Foundation, 2016).


Le livre Mémoires de nos pères (James Bradley et Ron Powers, 2000) et le film homonyme réalisé par Clint Eastwood (2006) témoignent de cette ambiance d’exaltation collective - signalons que le réalisateur proposait un diptyque, associant au film cité Lettres d’Iwo Jima (2006), qui expose la version japonaise de l’histoire.


Une icône des temps modernes

Nous sommes en 2022 et cette résurgence de l’image d’Iwo Jima intrigue. La bataille entre Américains et Japonais est loin dans le temps et l’espace, sa contingence l’a reléguée au rang d’épisode d’une guerre marquée à jamais par l’Holocauste en Europe et l’usage de l’arme nucléaire au Japon. Ce n’est plus de cela dont il est question. Ce n’est plus une photographie, mais un signe qui ressemble vaguement à son référent originel. Du cliché de Joe Rosenthal ne subsiste qu’une silhouette fugace, une forme – un ensemble de soldats plantant un drapeau. Une icône au cœur de notre inconscient collectif.

Une scène de la série Stranger Things (saison 3, 2019). Author provided


Que nous dit-elle ? Elle dit l’espoir (c’était le premier message, dès 1945), le courage, la victoire malgré la souffrance, la force du groupe, la lutte pour la liberté, pour le bien, pour l’avenir. C’est un symbole qui transmet non pas la mémoire d’un événement, mais la mythologie du monde moderne, submergé par les images, comme l'ont démontré notamment Marshall McLuhan, Roland Barthes ou David M. Lubin. Son inscription dans des archétypes et des codes anciens (ceux de la sculpture, de la peinture, du cinéma) en rendent la lisibilité universelle. Et, à ce stade, sa diffusion généralisée était inévitable, irrésistible. Les détournements et parodies l'ont renforcée, lui conférant une puissance sans égale. La Russie soviétique l’avait pressenti dès 1945, en mettant en scène une riposte, avec le Drapeau rouge sur le Reichstag d’Evgueni Khaldéi, photo fabriquée (et, comble de l’ironie, retouchée). En vain.

L’image qui orne la campagne de The Conversation est universelle et dit à jamais que la bannière des causes légitimes ne peut être portée en solitaire : un bon journal, ce sont ses équipes et toutes les personnes qui contribuent à son contenu et qui le lisent.The Conversation

Le visuel de la campagne de dons de The Conversation 2022, avec illustration et message. Periscope


Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.