• Recherche,

Numérique, ville et nature : reconnecter les citadins à leur environnement

Publié le 13 octobre 2020

Article de Dorothée Marchand, Chercheure en psychologie environnementale, Centre scientifique et technique du bâtiment et Emeline Bailly, Chercheure en urbanisme, Centre scientifique et technique du bâtiment, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).

null
Date(s)

le 11 octobre 2020

L’espace urbain est devenu le milieu dominant des êtres humains, et sa progression questionne aujourd’hui l’habitabilité des villes. L’imperméabilisation, la densité des constructions et des flux liés au modèle de la ville fonctionnelle contribuent à la perte de biodiversité, à la création d’îlots de chaleurs et à la pollution.

Le bien-être et la santé sont également mis à mal dans un contexte générateur d’anxiété. En bref, l’urbanisation des modes de vie favorise une déconnexion à la nature et à ses bienfaits multiples.

En parallèle, le développement du numérique et la vitesse de son déploiement dans la plupart des sociétés traduisent un désir de connexion qui interroge moins qu’il attire.

Si la déconnexion à la nature semble évoluer de pair avec la connexion numérique, une réflexion sur les implications psychologiques, sociales et urbaines s’impose pour mesurer les enjeux de cette évolution.

Les bienfaits de la connexion à la nature

Convaincues de l’urgence de reconnecter les citadins à la nature et de créer de nouvelles alliances urbaines, nous avons appelé avec des chercheurs du Groupe d’urbanisme écologique à ouvrir les parcs pendant le confinement, en insistant sur l’importance de rester connecté à la nature pour des raisons tant psychologiques, sociales que sanitaires.

En matière d’adaptation, la nature dans la ville joue un rôle essentiel. Parcs, jardins, potagers partagés, arbres, façades végétalisées sont autant de possibilités d’expériences, de ressourcement, de qualité d’être. La naturalité des villes crée des ambiances plus calmes, plus ventilées, rafraîchies et apaisées.

Elle permet une adaptation au dérèglement climatique tout en réintroduisant de la biodiversité. Elle crée un lien au vivant, au rythme du cycle de la nature et des ouvertures sur le paysage et l’horizon du monde terrestre. Elle renouvelle la qualité des espaces publics (en favorisant la rencontre et des pratiques plus libres) et offre de nouvelles aménités urbaines (cheminements piétons, jeux, assises, contemplations, etc.).

Elle permet une filiation avec le monde sensoriel, en démultipliant les expériences olfactives, sonores, visuelles, kinesthésiques, du toucher, mais aussi avec celui, métaphorique et émotionnel, par les sentiments esthétiques qu’elle suscite.

La nature ouvre ainsi sur une possible ville plus respectueuse de l’écologie et du monde sensible urbain.

De nombreuses recherches soulignent les bienfaits de la nature sur la santé physique et psychologique. Bénéfique à l’imagination, la rêverie, la sensibilité, elle crée un sentiment de sécurité et favorise des émotions positives.

Elle encourage la réflexion, la concentration, la mémoire, la capacité à résoudre les problèmes, les apprentissages. Cette possibilité de ressourcement favorise le contrôle de soi et restaure la capacité à inhiber les comportements non adaptatifs comme l’agressivité.

Ces facultés sont essentielles dans nos interactions avec nos différents cadres de vie qu’ils soient professionnels, scolaires, familiaux. L’accès à la nature offre la possibilité de mettre le stress à distance. En ville, elle permet ainsi de s’abstraire de sources de stress épuisantes (le bruit, le trafic, la densité…), agit sur le lien social en favorisant les comportements d’entraide et surtout favorise le plaisir d’être dans l’espace urbain.

Dans un contexte de menace lié aux conséquences du dérèglement climatique sur la santé, la biodiversité et la qualité de vie, la nécessité de transformer nos comportements repose sur notre représentation et notre rapport à la nature.

Différentes études montrent que la proximité avec la nature est un prédicteur de comportements soutenables, de préoccupations environnementales, de bonheur, de bien-être, de satisfaction, d’attachement au lieu de vie, de souci de l’autre, de projection dans le futur. Cette connexion est donc vectrice de transformation de nos comportements.

Quels enjeux liés à la déconnexion à la nature ?

En se dégradant, l’état de notre environnement affecte notre vie psychique. Nos expériences s’actualisent dans des espaces artificialisés, ce qui déçoit nos attentes sur le plan du « sens de soi ».

Ce sont à la fois notre identité profonde et notre vitalité biologique qui sont affectées. Cela rejoint la théorie de la biophilie proposée par le biologiste E.O. Wilson, qui considère que notre affinité instinctive pour la vie nous unit avec le monde vivant. Nous hériterions donc génétiquement d’une tendance innée à nous focaliser sur le processus vital.

Si la société urbaine s’est construite par un désir de culture en rupture avec la nature, la relation entre ville et campagne environnante a longtemps perduré. Aujourd’hui, l’extension sans limites des espaces urbains restreint les liens à la nature périphérique.

Nos modes et nos cadres de vie favorisent insidieusement une occupation grandissante des espaces intérieurs. Les activités devant écran qui s’y multiplient concourent à ce que l’écologue et naturaliste Robert Pyle appelait déjà en 1978 une « extinction de l’expérience de nature ». Un effacement de l’attirance des sociétés occidentales pour la nature au profit d’autres modes de vie, d’autres expériences dans lesquelles les nouvelles technologies ont une place importante.

Le numérique, entre progrès et menace

Le rapport au numérique prend une place croissante dans nos sociétés.

Les objets connectés s’insèrent dans les espaces aménagés et les mobiliers urbains. Ils étendent et prétendent améliorer le fonctionnement urbain et faciliter nos pratiques des lieux et territoires. Pour autant, quelle connexion à la ville ces services numériques nous offrent-ils ? Notre recherche sur le lien au paysage numérique a montré combien celui-ci était invisible aux yeux des citadins, qui ne perçoivent dans ces objets connectés que des attributs de la logistique urbaine.

Ils tendraient même à nous déconnecter de la ville et de ce qui fait l’urbanité : la civilité, soit la vie avec les autres, la citoyenneté, soit la vie politique, la citadinité, soit la vie en lien avec un lieu, la ville.

L’usage du smartphone, par exemple, transforme notre rapport au territoire : la marche est ralentie et les yeux orientés vers le sol, limitant notre champ visuel au profit de la mobilisation d’autres sens, comme le toucher ou le mouvement. Les liens à distance qu’ils permettent nous déconnectent du rapport aux autres dans le lieu où l’on se trouve. Ils favorisent même nos pratiques intimes (s’affaler, se gratter) dans l’espace public, créant une évolution des proxémies.

Le numérique tend ainsi à nous éloigner de notre ancrage à l’environnement dans lequel nous évoluons, lui-même de plus en plus déconnecté de la nature.

Le développement du numérique a trouvé un nouveau vecteur d’accélération depuis le confinement : travail à distance, école à distance, sport à distance ou skypéros. Une partie de ces pratiques seront pérennisées, la numérisation étant envisagée en France à l’échelle politique comme un vecteur majeur pour le développement économique et la transition énergétique.

Certains de leurs effets sont positifs, comme la baisse du trafic automobile et de la densité dans les transports en commun. D’autres nous semblent dangereux, comme le retrait social provoqué par l’enseignement scolaire ou universitaire à distance, qui va de pair avec un déclin des expériences en extérieur.

On observe ces évolutions comportementales à différentes échelles et dans différents espaces. Les rapports entre l’intérieur et extérieur, le public et le privé, la connexion numérique et urbaine ou à la nature entrent en tension. Ils redéfinissent les liens aux lieux, aux autres, à soi, et plus largement au monde vivant.

Réancrage local et connexion au vivant

La volonté d’hyperconnexion, de rapidité et performance de gestion, se déploie parallèlement à une aspiration citoyenne à rester connecté à la nature et ouvert au hasard. Ces deux orientations sociétales contradictoires suscitent des mouvements de contestation citoyenne, comme ceux contre la 5G et les compteurs Linky, cherchant à limiter l’essor du numérique au nom de la protection écologique, de la santé et des libertés individuelles.

D’autres militent pour un essor numérique responsable (comme le « label NR » du même nom) pour limiter son empreinte écologique. Ce besoin de renouveau, également visible dans la « vague verte » des élections municipales, exprime le rejet des cadres et des modes de vie qui freinent les aspirations d’une partie des citoyens.

La recherche que nous avons menée sur les interactions entre les comportements urbains et les pratiques numériques dans la ville traduit la faible visibilité du numérique dans le paysage urbain. Notre rapport au lieu reste fortement marqué par des valeurs ontologiques (besoin d’ancrage individuel et social dans un lieu) et urbaines (citoyenneté, écologie, espaces publics, ambiances).

Nous avons observé une volonté de réancrage local et un désir de nature plus important pour se ressourcer, créer du lien, ressentir les lieux, se déconnecter de l’intensité urbaine, parfois aussi pour se connecter au monde numérique via son smartphone.

Plutôt que d’opposer les mondes ne faudrait-il pas chercher à réconcilier vivant, vie urbaine et numérique ?

Rendre nos lieux de vie plus vivables

L’« acceptabilité sociale », qui domine aujourd’hui le milieu de l’aménagement urbain, trouve sa limite dès lors qu’elle consiste à rendre acceptable ce qui n’est plus accepté. Nous l’avons dénoncé dans notre ouvrage sur la qualité urbaine : les indicateurs de qualité de vie ne correspondent pas aux indicateurs du bien-être de nos lieux de vie identifiés par la littérature scientifique.

Le numérique a pénétré nos vies, nos espaces, nos relations aux autres et au monde, nos processus individuels. Les projets de villes dites « intelligentes » semblent néanmoins avoir oublié l’essentiel : la société urbaine et le vivant. Les individus, leur qualité d’être et de vie, devraient selon nous être davantage considérés dans la conception des villes.The Conversation


Dorothée Marchand, Chercheure en psychologie environnementale, Centre scientifique et technique du bâtiment, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Emeline Bailly, Chercheure en urbanisme, Centre scientifique et technique du bâtiment, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.