Deux affaires emblématiques ont ainsi marqué l’actualité récente. En Espagne, celle de La Manada (en français « la Meute »), dont l’issue judiciaire a conduit le pays à inclure la notion de consentement dans sa législation contre le viol ; et en France, le procès des viols de Mazan, encore en cours, qui soulève des questions similaires, notamment sur l’intégration de la notion de consentement dans le code pénal.
Que révèlent ces deux affaires – qui ont suscité des deux côtés des Pyrénées une vaste émotion au sein de l’opinion publique – sur les réponses judiciaires et sociétales aux violences sexuelles en France et en Espagne ?
Questions de pouvoir et de domination
Longtemps occultées, les violences sexuelles sont progressivement devenues des sujets d’intérêt public à partir des années 1970. Dans ses travaux, le sociologue Pierre Bourdieu souligne que la domination masculine a reposé sur une double forme de violence exercée sur les femmes : physique et symbolique, les normes patriarcales s’imposant dans le domaine privé comme public.
Alors que ce rapport de force inégal impose aux femmes des limites dans leur intimité ainsi qu’en société, la question du consentement s’est rapidement diffusée dans le débat public, comme le rappelle la philosophe et historienne de la pensée féministe Geneviève Fraisse dans son essai Du consentement. Le mouvement #MeToo, lancé en 2017, a accéléré une forme d’empouvoirement (« empowerement ») féminin ainsi que la libération ou plutôt la prise de parole des victimes de violences fondées sur le genre.
En Espagne, ce mouvement de libération s’est amplifié sur les réseaux sociaux, notamment via le hashtag « Cuéntalo », qui a accompagné des milliers de témoignages de femmes victimes de violences sexuelles. Ce dernier a surtout pris de l’ampleur après le choc de l’affaire La Manada en 2016 : cinq hommes avaient été arrêtés pour le viol en réunion d’une jeune femme de 18 ans lors des fêtes de San Fermín à Pampelune, un viol qu’ils avaient filmé.
Le premier verdict avait choqué l’opinion publique : les faits ont d’abord été qualifiés d’« abus sexuels » et non de « viol », la cour estimant que la violence et l’intimidation, éléments nécessaires à ce qu’une agression sexuelle soit qualifiée de viol, n’avaient pas été démontrées. Ce jugement, largement perçu comme un signe de l’incapacité du système judiciaire espagnol à protéger les victimes, a provoqué des mobilisations massives.
En 2019, la Cour suprême espagnole a finalement requalifié les faits en viol, entraînant des réformes législatives décisives avec l’adoption de la loi dite « Solo sí es sí » (« seul un oui est un oui »). Une personne peut désormais être condamnée pour violences sexuelles même s’il n’y a pas eu de menace ou de violence à proprement parler, dès lors que le consentement n’a pas été formulé explicitement.
En France, les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc se sont accompagnés de nombreuses prises de parole, aussi bien d’anonymes que de personnalités du monde médiatique et artistique, notamment de Judith Godrèche et d’Andréa Bescond. Aussi, la globalisation de #MeToo, qui a transcendé les frontières culturelles et géographiques, a mis en évidence l’universalité des violences sexuelles et ouvert un dialogue international sur la nécessité de changements structurels.
Toutefois, l’article 222-223 du Code pénal français définit toujours le viol sans référence explicite au consentement, ne se basant que sur les notions de contrainte, de menace, de violence ou de surprise. Une définition remise en question alors que la judiciarisation du traitement des violences sexuelles revient en force dans les débats.
L’affaire des viols de Mazan, médiatisée internationalement, dépasse le cadre du procès de la cinquantaine de violeurs de Gisèle Pélicot. Alors que la plupart des accusés prétendent que l’absence de consentement de la victime n’était pas établie, le procès est aussi devenu le procès de la culture du viol, comme l’ont montré les débats à l’Assemblée nationale.
Nécessité d’une pédagogie du consentement
Pour certains professionnels du droit, l’introduction de la notion de consentement dans la loi opérerait un déplacement de la subjectivité qui modifierait la charge de la preuve, plaçant l’accusé dans l’obligation de démontrer l’accord de la victime. Des débats qui sont perçus en Espagne comme des indices du poids persistant de la culture du viol dans la justice française, une culture qui expliquerait que, à ce jour, la majorité des victimes ne porteraient pas plainte.
Pour dépasser ce blocage, l’Espagne a effectué un travail considérable de pédagogie dans ses institutions, qu’elles soient scolaires, policières, administratives ou judiciaires. En France, les gendarmes et les policiers sont amenés à suivre des formations pour recueillir la parole des victimes ; mais celles-ci ne sont pas obligatoires et aucun tribunal spécialisé dans les violences de genre n’existe à l’heure actuelle, même si des « pôles spécialisés » ont commencé à être créés depuis janvier 2024.
Outre-Pyrénées, des tribunaux spécialisés dans les violences de genre existent depuis près de 20 ans déjà (appelés « Juzgados de Violencia sobre la Mujer » dans la loi organique 1/2004). L’Espagne est particulièrement active en matière de pédagogie de la perception des formes de violences banalisées. D’autant plus qu’aujourd’hui une part non négligeable de jeunes déclare ne pas savoir les identifier.
Aussi, en 2021, l’ancienne ministre de l’Égalité Irene Montero a lancé l’initiative « Punto Violeta », qui consiste à diffuser des outils préventifs et d’alerte auprès de la population afin d’impliquer les hommes et les femmes, toutes générations confondues, pour favoriser une prise de conscience collective sur la réalité des formes de violence sexistes et sexuelles.
Une médiatisation et des avancées législatives
L’affaire de La Manada a généré une vague de manifestations où furent scandés des slogans tels que « Yo sí te creo » (« Moi, je te crois »), soutenus par une forte mobilisation de la jeunesse et des mouvements féministes qui dénonçaient un système judiciaire jugé patriarcal et archaïque.
En France, les rassemblements de soutien à Gisèle Pélicot contribuent à briser les schémas sociaux de silence entourant ces violences, en déplaçant la frontière entre les sphères publique et privée qui a longtemps permis de dissimuler divers abus.
Gisèle Pélicot, en exprimant, dès le début du procès, son souhait de rendre l’audience publique, s’engage contre l’invisibilisation des abus dans l’espace privé, de la même façon qu’il y a près de quarante-six ans, lors du célèbre procès d’Aix-en-Provence en 1978, les deux plaignantes, avec le soutien de leur avocate Gisèle Halimi, avaient refusé le huis clos pour placer le viol sur le devant de la scène médiatique.
À l’époque, l’affaire avait conduit à une révision de la loi par l’introduction, en 1980, d’une définition précise du crime de viol. Or, le Code pénal toujours en vigueur aujourd’hui apparaît comme une double peine pour la victime qui doit prouver que la personne mise en cause a effectivement recouru à un ou plusieurs des moyens de coercition et d’intimidation lors du viol.
En dépit de la Convention d’Istanbul – ratifiée par la France – qui recommande d’intégrer la notion de consentement dans la définition légale du viol, le gouvernement français a affiché ses réserves sur la question en 2022. Emmanuel Macron s’était alors opposé à un projet de loi visant à donner une définition du viol basée sur l’absence de consentement.
La loi espagnole avait elle aussi ravivé des débats parce qu’elle supprimait la distinction traditionnelle entre abus sexuel (sans violence ou intimidation) et agression sexuelle (avec violence). Plus largement, elle a représenté un changement de paradigme concernant la perception du corps des femmes et la notion de consentement. En posant l’exigence d’un consentement explicite, cette loi rejette l’idée d’une disponibilité présumée du corps des femmes et conteste toute interprétation du silence comme une manifestation implicite de consentement.
En France, le procès des viols de Mazan semble changer la donne. En septembre dernier, le gouvernement Macron déclarait ne plus être opposé, voire favorable à l’inclusion explicite de la notion de consentement dans le Code pénal. Le retard pris sur l’Espagne en la matière est-il sur le point d’être rattrapé ?
Sabrina Grillo, Maîtresse de conférences en civilisation de l'Espagne contemporaine, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)