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« Privilège blanc » : quels mots pour quelles luttes ?

Publié le 6 juillet 2020

Article d'Alice Krieg-Planque, Maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Est Créteil (UPEC), publié sur The Conversation France.

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Date(s)

le 1 juillet 2020

Fin mai 2020, le meurtre de George Floyd lors d’une interpellation par des policiers de Minneapolis suscite de vastes manifestations, aux États-Unis et ailleurs. En France, cet homicide dénoncé comme raciste trouve un écho particulier, alors que le Comité pour Adama appelle à différents rassemblements au cours du mois de juin. Ces protestations, qui revendiquent un égal traitement pour toutes les vies humaines, croisent un mouvement de dénonciation des violences policières, notamment depuis la répression des manifestations de « gilets jaunes ».

Une expression se fait alors remarquer dans différentes tribunes signées par des intellectuels, mais également dans des messages postés sur les réseaux sociaux, ou au cours d’interviews de personnalités politiques : « privilège blanc ».

Dans le présent article, il ne s’agit pas de retracer l’histoire de l’expression. Il s’agit encore moins de trancher sur le bien-fondé du terme « privilège blanc » : le linguiste cherche avant tout à analyser des enjeux, et à soulever des questions posées par la langue et ses usages, dans des contextes historiques déterminés.

« Privilège blanc » : une expression conflictuelle

Dès son surgissement, ce terme fait l’objet de débats. L’écrivaine Virginie Despentes prend la défense de ce mot lors d’une lettre ouverte où elle interpelle ses « amis blancs qui ne voient pas où est le problème ».

Photo : Dans cette lettre, rédigée après la manifestation en soutien à Adama Traoré, Virginie Despentes s’adresse à « ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème », elle dénonce le déni du racisme et explique en quoi « être blanc » constitue un privilège.

La sociologue Claire Cosquer estime que, malgré ses limites, l’expression « privilège blanc » n’est pas totalement dénuée de pertinence pour penser le contexte français. À l’opposé, des féministes telles que Caroline Fourest ou Elisabeth Badinter se rejoignent pour rejeter fermement le terme « privilège banc », dont elles estiment qu’il conduit à abandonner un idéal universaliste au profit de revendications catégorielles et identitaires.

Le langage, une arme pour combattre les inégalités ?

Avant d’être un objet de polémiques dans les médias français, l’expression « privilège blanc » est un terme qui accompagne des combats pour l’égalité et la justice, contre des discriminations systémiques et un racisme institutionnalisé. Elle est un terme revendiqué, en lien avec des prises de position. En ce sens, l’expression « privilège blanc » témoigne d’un phénomène très caractéristique des usages du langage : tout engagement est inextricablement lié à des mots, dont les acteurs politiques et sociaux s’emparent pour promouvoir leur cause et défendre un point de vue.

Les slogans (« Justice pour Adama », « Police partout, justice nulle part », etc.), dont on connaît bien la fonction de ralliement et d’interpellation dans l’espace public, participent bien entendu de cet usage mobilisateur du langage. À côté des formes traditionnelles du slogan, sont apparus certains usages du hashtag qui en reprennent le double objectif de mise en visibilité et de mobilisation. Ainsi en est-il de #BlackLivesMatter, dans ce même domaine de la lutte des afro-américains pour la justice et l’égalité, ou de #MeToo dans le domaine des luttes féministes.

Mais, plus largement, au-delà des slogans et des hashtags, c’est le vocabulaire dans son ensemble qui fait l’objet d’un travail permanent dans l’action collective et les mobilisations sociales.

Certains collectifs féministes promeuvent des termes qui visent à mettre en relief les différentes formes de domination qui pèsent sur les femmes, et à faire prendre conscience de la dimension construite des relations entre les femmes et les hommes. Sont alors mis en avant, par exemple, des mots tels que « féminicide », « charge mentale », « mansplaining » (mecsplication), « manspreading » (étalement masculin) et « womancrossing ».

Tous ces termes, dont certains sont des emprunts à l’anglais, et qui ont dans tous les cas une dimension néologique (nouvelle forme, nouveau sens, etc.), visent à penser les objets de la lutte, et à faciliter la prise de conscience. L’ensemble de ce travail sur le vocabulaire et les concepts est considéré comme indissociable de l’action elle-même. Et, en effet, s’engager sur une cause passe nécessairement par le fait de travailler les mots qui sont en rapport avec cette cause.

Mais le sens des mots échappe souvent à ses utilisateurs : les expressions, les mots d’ordre, les formules, les slogans circulent, prenant au passage des inflexions nouvelles dont il est difficile d’évaluer la portée et les effets.

C’est en partie la trajectoire du terme « privilège blanc », dont il n’est pas certain qu’il conserve dans l’espace discursif français des années 2020 les vertus de conscientisation et d’émancipation que projetaient à travers lui les militants antiracistes américains des années 1970-80.

Le poids des mots dans la lutte contre les discriminations

La langue, comme système de signes pris dans des usages, n’est pas neutre, qu’il s’agisse de l’expression « privilège blanc » ou d’autres. Le sens des mots n’est jamais stable, ni fixé une bonne fois pour toutes : les mots changent de sens en fonction de ceux qui les utilisent, en fonction des époques, en fonction de leur succès dans l’espace public, en fonction des événements qu’ils désignent à un moment donné, etc.

Ici, cette circulation du sens est doublée d’une traduction d’une langue à l’autre, ce qui rend les significations encore plus touffues, confuses et problématiques. Le terme « privilège blanc » résonne étrangement en France, et, dans tous les cas, il résonne très différemment de la manière dont « white privilege » (ou « white skin privilege ») peut faire sens aux États-Unis. Il en est de même dans le domaine des luttes féministes, où « male privilege » fait sens dans les discours militants anglophones, alors que « domination masculine » est plus aisément compréhensible en France – même si, bien sûr, par définition, il ne signifie pas exactement la même chose.

Un mot prend place dans un contexte historique donné. Aux États-Unis, l’organisation et les jugements sociaux s’inscrivent aujourd’hui encore dans le prolongement d’un système esclavagiste puis ségrégationniste qui formalisait les droits supérieurs accordés aux blancs. La situation française, marquée par l’héritage colonial, ne saurait être réellement éclairée par le passé ségrégationniste américain.

Par ailleurs, un mot arrive dans les discours avec une certaine signification. En langue française, un « privilège » est notamment un avantage exorbitant, un droit exceptionnel, une prérogative injustifiée : un « privilège » est alors quelque chose qu’il faut abolir. Or, sur le thème qui nous occupe ici, le « privilège » serait plutôt ce qui devrait être généralisé à tous. La sémantique de la langue française semble ainsi peu propice à l’accueil du terme « privilège blanc ».

De surcroît, un mot est souvent marqué par l’histoire de ses usages. Dans le lexique politique français, le mot « privilège » renvoie notamment à « l’abolition des privilèges » votée dans la nuit du 4 août 1789, par laquelle l’Assemblée constituante met fin au système féodal. Là encore, le parallèle a tout l’air d’une mauvaise rencontre : l’expression « abolition des privilèges » vient télescoper l’expression « privilège blanc », occasionnant une difficulté supplémentaire d’acclimatation de ce mot au cadre français.

Quand le choix des expressions fait débat

Le terme « privilège blanc », parce qu’il met en avant le seul critère racial, élude la multitude d’autres critères (âge, sexe, accent, orientation sexuelle, état de santé, etc.), qui dans certaines situations peuvent être plus déterminants.

La notion d’intersectionnalité, qui malgré ses limites rappelle au moins que différents types de discriminations peuvent s’entrecroiser et se superposer, est ainsi contrariée par la notion de « privilège blanc », qui semble poser la couleur de peau (« blanchité », « whiteness ») comme facteur ultime d’explication des rapports sociaux.

Photo : Existe-t-il un privilège blanc en France ? La question, qui fait encore débat, est étudiée par Ary Gordien, chercheur au CNRS.

L’expression « privilège blanc », comme d’autres formulations avant et après elle, pourrait au moins avoir le mérite de susciter le débat.

Récemment encore, plusieurs rapports et résultats d’enquête, comme le rapport annuel de la CNCDH, le rapport de Human Rights Watch et l’étude du Défenseur des Droits, ont rappelé à quel point des discriminations systémiques marquent insidieusement les rapports sociaux. Dans une multitude de contextes (emploi, logement, relations avec la police, etc.), « l’égalité » que proclame la devise républicaine est de toute évidence un horizon vers lequel des efforts considérables doivent encore être menés.

Il reste à savoir si l’expression « privilège blanc », avec ses effets de sens clivants et sa rhétorique identitaire, est la plus à même de porter les combats pour l’égalité dans la solidarité.The Conversation


Alice Krieg-Planque, Maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) publié sur The Conversation France.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.