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Fact check US : Est-il vrai que « dans un autre pays que les États-Unis, Joe Biden ne serait pas dans le même parti que la gauche démocrate » ?

Publié le 3 novembre 2020

Article de Blandine Chelini-Pont, Professeure des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU) et Donna Kesselman, Professeure, Membre de l’IMAGER (EA 3958), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).

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Date(s)

le 29 octobre 2020

Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré au cours de l’été que dans un autre pays que les États-Unis, elle et Joe Biden n’auraient jamais été dans le même parti et que le parti démocrate pouvait donc ressembler à « une maison trop grande ». Pour comprendre cette déclaration et l’analyser au regard du centrisme de la machine démocrate américaine, revenons d’abord sur le positionnement de la jeune élue, considérée comme l’icône de la gauche américaine.


Le positionnement « dedans-dehors » de la gauche américaine

Lorsqu’elle remporte la primaire démocrate du 14e district de l’État de New York en juin 2018, et fait une entrée remarquée sur la scène politique, « AOC » est à la fois membre du parti démocrate et de l’organisation activiste Democratic Socialists of America (DSA), qui n’est pas un parti mais une structure militante politique de 45 000 membres, fondée en 1982. AOC gagne ensuite l’élection et devient la plus jeune représentante jamais élue du Congrès américain. Elle symbolise dès lors la génération émergente des « Jeunes Turcs » politiques, animés par la volonté de combattre l’injustice économique et sociale. Avec elle, trois autres jeunes femmes nouvellement élues en 2018 comme Démocrates sont proches des DSA : Ilhan Omer, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley. Leur quatuor a été surnommé « the Squad » par la presse et attaqué par Donald Trump.

AOC conserve, au Congrès, le « style » des militants DSA. En effet, cette mouvance se distingue par son positionnement « dehors-dedans » à l’égard du parti démocrate, tout comme Bernie Sanders, qui n’a jamais fait partie des DSA, mais que ces derniers ont fini par soutenir en tant que seul déclaré « socialiste démocrate » du parti. Longtemps indépendant, Bernie Sanders a êté obligé, une fois devenu sénateur en 2007, de se rattacher aux Démocrates car les commissions au Sénat se répartissent entre les deux grands partis.

Les militants de la mouvance DSA, tout comme Bernie Sanders, balancent entre plusieurs tentations : rester indépendants ; fonder leur propre parti ; et diffuser leurs idées à l’intérieur du parti démocrate. Les DSA veulent briser le centrisme : ils défendent, entre autres, le projet révolutionnaire-écologique du Green New Deal porté par AOC, et celui d’une sécurité sociale universelle et publique (Medicare for All) issu du mouvement syndical et des Doctors for Single Payer, repris par le candidat Sanders. C’est en raison de leur existence que Donald Trump accuse la machine démocrate d’être « socialiste », les confondant sciemment avec les groupuscules radicaux Antifa (antifascistes) qui utilisent la violence de rue contre leurs vis-à-vis Alt-right suprémacistes.

En juillet 2020, dans un long entretien au New York Magazine, AOC a justifié sa présence chez les Démocrates en concédant que dans un autre pays, elle et Joe Biden n’auraient jamais été dans le même parti – ce que le magazine proche des DSA, Jacobin, s’est empressé de confirmer. AOC joue tout de même le jeu : elle est devenue co-responsable avec John Kerry du Climate Task Force, le groupe de réflexion sur le climat de Joe Biden lancé en fin de campagne. De même, rappelons que Bernie Sanders a jeté l’éponge en avril 2020 en appelant ses troupes à soutenir et voter pour Joe Biden et à ne pas recommencer le scénario de la division de 2016. Mais pour autant, jamais le parti n’ira défendre publiquement des idées socialistes.

Les raisons du centrisme démocrate

Le système électoral uninominal à un tour est la raison principale pour laquelle les DSA soutiennent les Démocrates lors des élections nationales. Sans doute, s’il était remplacé par un système proportionnel plurinominal (les partis présentent des listes et les candidats sont élus en fonction du nombre de voix recueillies comme aux élections européennes), la donne serait modifiée. Mais, malgré les critiques constantes, l’organisation bipartite n’est pas près d’être réformée. C’est donc en restant dans le système, même en étant de gauche, qu’il est possible d’obtenir des changements tangibles.

Il faut ensuite souligner le rôle que joue le financement privé des élections dans la modération du parti démocrate, qui dépend des dons des grandes entreprises. Il est révélateur que Joe Biden ait choisi comme colistière Kamala Harris plutôt que la tout aussi brillante Elizabeth Warren, candidate progressiste aux primaires sur un programme d’imposition forte des grandes fortunes et de régulation des marchés financiers. Harris, en plus d’être une femme et issue de deux minorités ethniques, est réputée très centriste. Tout comme Joe Biden qui vient du Delaware, un État à la fiscalité ultra-light où les sièges sociaux d’entreprises sont plus nombreux que les habitants, Harris a le soutien de Wall Street. Depuis son tournant néolibéral des années 1980, le parti démocrate n’a pas franchement défendu la demande des syndicats d’un renforcement de la vie syndicale et des droits des salariés notamment après la promesse non tenue de Barack Obama de soutenir l’Employee Free Choice Act qui aurait réformé la procédure complexe de syndicalisation en faveur des travailleurs.

Ensuite, l’électorat démocrate est bien plus disparate que celui du parti républicain. Ce dernier a l’avantage d’être plus homogène et plus concentré géographiquement. Une étude de l’Université du Texas montre en effet que le système des grands électeurs favorise, malgré sa proportionnalité démographique, les États les moins peuplés et les plus ruraux par rapport aux États les plus peuplés et les plus urbains. Si le parti démocrate veut gagner ou éviter de perdre aux élections nationales, il doit récupérer les voix les plus modérées des petits États. C’est ce qui s’est passé aux élections de mi-mandat de 2018. Un certain nombre de gouverneurs démocrates ont été élus dans les États du Midwest, justement du fait de leur discours modéré-centriste.

Du centre droit au centre gauche : répondre au désarroi

Néanmoins, les lignes ont bougé au sein du parti. Comme l’écrit Laurence Nardon, il est sorti de sa période néo-libérale qui a caractérisé l’ère Clinton et dont les défenseurs sont devenus l’establishment du parti au sein du Democratic National Committee.

Hillary Clinton a été la dernière et malheureuse candidate du règne des New Democrats. Le tournant a commencé avec la crise de 2008 et la nécessité pour Barack Obama de proposer plus de protection et de régulation. Les mannes du New Deal, programme de relance pensé par Roosevelt dans les années 1930, ont été ranimées avec l’Obamacare, loi permettant d’étendre la couverture maladie à des millions d’Américains. Même si, au même moment, le président Obama ne proposait pas de vraie réponse face aux mouvements sociaux tels qu’Occupy Wall Street (dénonçant l’impunité des marchés), ou « Fight for 15 » (défendant les travailleurs très précaires et revendiquant pour eux un salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

La tragédie sociale engendrée par la pandémie en cours a accéléré la mue du parti. Désormais, devant l’évidence criante d’une concentration incontrôlée des richesses, devant la spirale de l’endettement privé et le chômage dévastateur, il n’est plus possible, même aux plus centristes des Démocrates, de négliger le besoin de régulation et de redistribution. Certes, le projet d’une sécurité sociale universelle défendu par Bernie Sanders ou AOC n’est pas retenu par Joe Biden. Ce dernier promet l’élargissement de l’assurance publique sans toucher au marché des assurances privées. Certes, le candidat retient seulement du Green New Deal la priorité à donner aux énergies propres. Mais le programme de Joe Biden est le plus social jamais élaboré depuis 30 ans. Il reste cependant une marge infranchissable pour le taxer de socialiste.


Ce Fact check a été réalisé avec la collaboration de Léo Durin de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ Lille).

La rubrique Fact check US a reçu le soutien de Craig Newmark Philanthropies, une fondation américaine qui lutte contre la désinformation.The Conversation

Blandine Chelini-Pont, Professeure des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU) et Donna Kesselman, Professeure, Membre de l’IMAGER (EA 3958), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.