Samedi 4 mai 2024. Malgré la mauvaise pluie qui vient altérer la visibilité aux alentours de la forêt de Fontainebleau, des évadés ont été repérés. Les interpeller semble simple… sauf que des appels signalent au même moment une rave party clandestine qui dégénère, rendant nécessaire une intervention rapide. Ailleurs, un contrôle routier détecte un risque terroriste. Au PC de crise de la gendarmerie, ces informations se télescopent : ce sont autant d’urgences qui, toutes, sollicitent une réponse adaptée. Comment décider ? Comment agir sous pression, de façon cohérente, pour protéger la population, sans mettre en danger les effectifs ?
L’École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN), une des 21 écoles de l’Institut national du service public (haute fonction publique), forme l’ensemble des officiers de la Gendarmerie nationale destinés à la sécurité publique générale, au maintien de l’ordre, à la police judiciaire, à la sécurité routière ou, enfin, au corps technique et administratif. D’une durée de 2 ans, la formation est exigeante, avec des cours, des conférences, des stages d’immersion et une formation militaire et tactique. En complément, certains bénéficient d’une formation universitaire de niveau master.
Ce programme intensif et varié, ponctué de nombreux moments de tradition et d’évènements fédérateurs, pourrait sembler suffisant pour offrir à l’institution les cadres compétents et motivés dont elle a besoin. Pourtant, une innovation est apparue depuis 3 ans, venant ponctuer le cursus des officiers : un exercice de simulation sur le terrain, de grande ampleur. L’édition 2024, baptisée Égide, est la plus importante à ce jour. À l’invitation du commandant de l’EOGN, le général Bitouzet, nous avons eu le privilège d’assister à l’exercice en tant que chercheurs embarqués, à la manière des reporters embedded en zone de conflit.
Sur terre, sur l’eau, dans les airs…
L’exercice interarmées et interalliés, unissant France, Espagne, Italie et Portugal, s’est déroulé du vendredi 3 au dimanche 5 mai 2024, en Seine-et-Marne, dans un rayon de 50 kilomètres autour de Melun (où l’EOGN est implantée depuis 1945). Plusieurs établissements de formation ont participé à cette manœuvre, en particulier l’École spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr, l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (ENSOSP) et l’École des commissaires des armées. Au total, ce sont 800 militaires qui ont été déployés, avec des moyens aériens (deux hélicoptères et des drones), fluviaux (grâce aux embarcations du commandement de la Gendarmerie des voies navigables) et, bien sûr, terrestres (dont des cavaliers et les nouveaux véhicules blindés Centaure).
L’objectif affiché par l’école était de développer la synergie et les savoir-faire des officiers-élèves de la Gendarmerie nationale. Il s’agissait également de mettre en situation opérationnelle réaliste les cadres sur le point de rejoindre leurs affectations professionnelles, pour éprouver leur capacité à commander et à prendre des décisions sous contrainte, sans mettre en péril leurs équipes et en obtenant des résultats en termes de maintien de la sécurité et de l’ordre public.
Ce schéma est typique du scénario créé par la direction de l’EOGN, qui proposait un événement principal – un raid évasion, avec 30 groupes de cinq évadés incarnés par les élèves de Saint-Cyr – perturbé par des évènements périphériques, de moindre intensité : rixe dans un centre commercial, blocage d’un rond-point par des manifestants violents ou encore accident routier avec délit de fuite. La qualité de ce script se mesure à l’aune de ses nombreuses résonances avec l’actualité, à commencer par l’évasion meurtrière du 14 mai.
Préparer aussi à l’inaction
Nous avons observé l’exercice dans toute sa durée et sur ses différents théâtres d’opérations, depuis le poste central de crise jusqu’à la scène de crime bordée de rubalise, ce ruban jaune si identifiable. Pour les formateurs, la mise en situation devait permettre de tester les capacités à commander : savoir décider sous contraintes, mobiliser des ressources adaptées, coordonner des moyens et des institutions variées.
Il est incontestable que, sur ce point, l’exercice porte ses fruits. Le jeune lieutenant qui a procédé aux constatations autour du cadavre a, par exemple, été immédiatement débriefé par le général Matyn, commandant en second de l’EOGN. Ce gradé expérimenté, qui a plusieurs belles affaires à son actif, lui a signalé que son périmètre sécurisé n’était pas assez large et que l’identité de deux promeneurs aurait dû être relevée, tout comme les plaques d’immatriculation de voitures sur le parking à proximité. Il est fort à parier que l’élève-officier – qui avait eu malgré tout de bons réflexes – se souviendra de ce retour d’expérience en conditions réelles.
Une autre dimension notable concerne l’apprentissage des différents temps de la gestion de crise. Pendant ces 3 jours, les gendarmes n’ont pas tous été soumis à une pression maximale sur l’ensemble de la durée de l’exercice. Il est apparu assez rapidement que, même confrontés à la résolution d’un problème aux enjeux sécuritaires majeurs, les effectifs peuvent se trouver dans des situations d’immobilisme.
Ainsi, entre le gel des lieux autour de la victime en forêt et l’arrivée des équipes techniques de l’identification criminelle, plus d’une heure trente s’est écoulée. Quand la brigade de recherche (composée d’officiers-élèves de la dominante police judiciaire) ouvre l’enquête pour comprendre les circonstances du décès, les premiers gendarmes arrivés ont déjà passé deux heures sur place.
Aussi frustrantes soient-elles, ces périodes d’inactivité sont inhérentes aux métiers de la sécurité et sont présentes même au cœur d’une crise : il faut surveiller, sécuriser, garder des lieux, des moyens ou des personnes. Ces temps morts sont inconfortables, a fortiori sous la pluie ou dans le froid comme lors d’Égide. On sait que la crise est en cours, que la difficulté n’est pas résolue et qu’il faut demeurer vigilant et faire confiance à ses homologues, supérieurs ou subalternes. Ces phases d’attente sont d’autant plus complexes à appréhender qu’elles peuvent être interrompues sans préavis par un pic de forte intensité auquel il faut pouvoir répondre de façon adéquate et pleinement efficace. La formation prépare à l’action ; elle doit prendre en compte ces écarts de rythmes pour, de façon paradoxale, préparer aussi à l’inaction.
Intérioriser des valeurs
Plus que des compétences spécifiques, qui ne concernent finalement que les quelques officiers confrontés à un incident particulier au cours de la simulation, c’est aussi un ensemble de valeurs institutionnelles qui est transmis à tous les participants.
La Gendarmerie nationale est une force militaire et ce n’est évidemment pas sans incidence sur l’exercice de ses missions. D’aucuns avaient imaginé que le transfert au ministère de l’Intérieur en 2009 allait entraîner une dissolution, voire une disparition du statut de force armée. C’est le contraire qui s’est produit et aujourd’hui l’identité militaire de l’institution s’exprime plus fortement que jamais. Aucune ambiguïté d’ailleurs pour le législateur puisque, selon la loi du 3 août 2009, la Gendarmerie nationale est « une force armée instituée pour veiller à l’exécution des lois ».
L’exercice d’application Égide réaffirme auprès de tous ses participants que cet aspect est fondamental pour définir l’identité de la gendarmerie. La communication institutionnelle le rappelle : c’est un « exercice interarmées ». Le vécu sur le terrain le renforce : thème « guerrier » de la simulation, moyens déployés (blindés, hélicoptères, cavaliers), astreinte en dépit des conditions climatiques, rusticité du contexte des opérations (repas, sommeil) : tout renvoie à une dimension militaire.
L’exercice souligne à toutes et tous que c’est la loi du 25 mars 2005 portant statut général des militaires qui définit la mission des gendarmes : défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation. En découle un certain nombre d’exigences : esprit de sacrifice, loyauté et neutralité, principes d’obéissance et de responsabilité, sujétion de service. La cohésion des troupes qui en ressort est indéniable.
Communication, expérimentations et jeux de pouvoir
D’autres micro-objectifs figuraient sans doute à l’agenda des organisateurs, de façon implicite, voire discrète.
En premier lieu, il est clair que l’EOGN en particulier et la Gendarmerie nationale en général ont pu, à cette occasion, montrer l’étendue de leurs ressources et l’ampleur de leur spectre de missions. Égide a été un beau support de communication institutionnelle, exploité par des médias comme Europe 1 ou Actu.fr. Alors que le recrutement est en tension pour l’ensemble de la fonction publique mais aussi pour les métiers de la sécurité (publique ou privée), le message délivré paraît séduisant. En outre, à un moment de fortes tensions sécuritaires, montrer la puissance d’une des forces intérieures n’est pas inutile.
En deuxième lieu, nous avons pu noter que l’exercice a été l’occasion de déployer in situ des nouveautés technologiques et d’expérimenter des techniques ou des couplages novateurs, entre cavaliers et drones par exemple. On imagine aisément l’intérêt des retours d’expériences pour les services concernés, dans un objectif d’amélioration des pratiques, même si c’est sur ce point que nos interlocuteurs se sont montrés le moins loquaces.
Enfin, et même si cela peut sembler peu conforme avec l’esprit de corps de l’institution, nous n’avons pas manqué de relever que se sont déployés aussi des jeux d’influences, entre les différentes entités (EOGN, ESM, ECA) comme à l’intérieur de chacune d’entre elles. C’était aussi l’occasion pour chacun de donner le meilleur de lui-même devant ses chefs (et les chefs de ses chefs…). La présence attentive du major général, n°2 de la Gendarmerie nationale, témoignage concret de l’enjeu de cet exercice, n’a échappé à aucun des participants…
Lundi 6 mai 2024. Les faux évadés ont regagné leurs casernes. Le mannequin faisant office de cadavre dans les sous-bois humides a été rangé. Les élèves officiers sont repartis en cours ou en stage. Les habitants de Seine-et-Marne sont rassurés : le déploiement de force n’était qu’une simulation à vocation pédagogique, visant à transmettre savoir-faire et valeurs. Et aussi, un peu, à montrer sa force. En stratégie, il est établi que communiquer doit servir à rassurer la tutelle, motiver les effectifs et inquiéter l’adversaire. Avec Égide, la gendarmerie a sans doute atteint ces trois objectifs.
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Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, IAE Paris-Est; Christelle Camman, Maître de conférences en Sciences de Gestion et du Management, Aix-Marseille Université (AMU); Laurent Livolsi, Profgesseur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU) et Patrick Fleurentdidier, chercheur associé (IRG), directeur de programmes (FC), Enseignant (IAE Paris-Est / EOGN / ESSEC), IAE Paris-Est