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Lettre au premier ministre… sur l’entretien annuel d’évaluation

Publié le 10 juin 2018

Article de Claire Edey Gamassou, Maîtresse de conférences en sciences de gestion à l'UPEC, Laurent Dehouck, Maître de conférences en sciences de gestion à l'ENS de Rennes et Marc Lassagne, Maître de conférences en sciences de gestion à l'Ensam ParisTech, publié sur The Conversation France.

L'entretien d'évaluation, une pratique ancienne à revisiter. SportSuburban on Visualhunt.com, CC BY
L'entretien d'évaluation, une pratique ancienne à revisiter. SportSuburban on Visualhunt.com, CC BY
Date(s)

le 10 juin 2018

Photo : Entretien d'évaluation, une pratique ancienne à revisiter. SportSuburban on Visualhunt.com, CC BY
Cet article est publié dans le cadre du partenariat avec la Revue Française de Gestion


Monsieur le Premier Ministre,

Le 30 mai dernier, à l’issue d’un séminaire gouvernemental à l’Élysée, vous avez déclaré : « À la demande du président de la République, au terme de cette première année, je recevrai au début du mois de juillet chaque ministre pour faire le bilan de l’avancement de la feuille de route que j’avais adressée à chacun l’année dernière », autrement dit, a repris la presse unanime : les ministres seront prochainement reçus pour des entretiens d’évaluation, comme c’est le cas chaque année pour des millions de salariés.

Rien d’étonnant puisque l’entretien d’évaluation, individuel et annuel, est souvent l’outil principal, voire unique d’évaluation des performances dans les organisations, à l’importance incontestée. Encadré et rendu obligatoire par des dispositions légales de plus en plus nombreuses (loi du 5 mars 2014, loi du 24 novembre 2009, loi du 20 août 2008), il constitue également une source d’information reconnue par les tribunaux dans certains conflits (Cass. Soc., 20 février 2008, 06-40-615).

Pourtant, ce dispositif est fortement et de façon récurrente décrié, si bien que la presse a pu considérer qu’il est à jeter à la poubelle et en annoncer la fin. Dans un article à paraître prochainement dans la Revue Française de Gestion, nous exposons les critiques adressées à cet outil, pour, à l’instar de Gilbert et Yalenios (2017), plaider pour des pratiques d’évaluation qui iraient dans le sens d’un apaisement. Ainsi, afin notamment que l’entretien d’évaluation atteigne réellement les finalités RH qui lui sont assignées, il importe de changer le modèle de performance qui lui est sous-jacent, et de proposer un nouveau protocole d’entretien intégrant, ex ante, une identification des risques associés aux objectifs de l’évalué, pour comprendre, ex post, ses résultats.

L’entretien d’évaluation, plébiscité par les DRH

L’entretien d’évaluation est ancré dans le fonctionnement des organisations privées et publiques. Dans une étude du Centre d’Analyse Stratégique, plus des trois quarts des DRH européens interrogés le considèrent « comme leur outil privilégié pour bâtir leur politique RH ». Ils en font même « la pierre angulaire de la politique RH », ce qui conduit à affirmer que « l’évaluation s’appuie de plus en plus sur les entretiens individuels ».

Pourtant, depuis les années 1980, une abondante littérature critique s’est développée à son sujet, qui montre qu’il ne remplit bien aucune des fonctions que lui assignent ses prescripteurs. Nous proposons de reconstruire cet outil à partir de l’intégration d’une discussion des risques attachés aux objectifs fixés. Dans l’article à paraître, nous montrons que la dimension pragmatique de la chance (ou de la malchance) attachée aux résultats est ignorée. Nous y démontrons que ce déni repose sur un modèle déterministe implicite de la performance individuelle, comme si chacun, et les managers en particulier, pouvait totalement et parfaitement contrôler tous ses objectifs !

Cette nouvelle contribution à la littérature critique sur l’entretien d’évaluation sous-tend notre proposition d’un nouveau modèle d’explicitation de l’activité des managers et de diagnostic de la performance. Ce modèle est fondé sur la distinction risques (« effet de l’incertitude sur l’atteinte des objectif » d’après la norme ISO 31000 :2009)/erreurs (comportements individuels inefficients non délibérés)/fautes (comportements individuels inefficients délibérés) pour expliquer les écarts entre les résultats et les objectifs.

Monsieur le Premier Ministre, nous vous suggérons vivement, quand vous vous entretiendrez avec vos ministres, de chercher à catégoriser les causes des écarts à leur feuille de retour et en particulier les « couacs » sur la base de cette distinction.

L’entretien, un outil multiforme et généralisé

En apparence, vous disposez, comme tous les dirigeants, d’un certain choix en matière d’entretien d’évaluation : évaluations classiques en face à face ou « évaluations situées », évaluations « à 360° », voire à 540°… Tous ces outils reposent sur le même cadrage fondamental : l’objectivation dans un formulaire de jugements sur la performance individuelle. Empiriquement, toutes les grilles d’évaluation que nous avons récoltées mesurent la performance individuelle dans une perspective déterministe certaine, comme un écart entre les résultats du manager et ses objectifs, directement déterminé par ses traits de caractères personnels et ses comportements professionnels.

En entreprise, trois finalités RH sont assignées à l’entretien : influencer la carrière, fixer la rémunération et son évolution, et permettre de développer les compétences de l’individu (par exemple en lui proposant des formations). Leur point commun est qu’elles supposent une capacité de mesure certaine de la performance individuelle dans l’entretien d’évaluation. Le facteur causal unique de l’écart entre les objectifs et les résultats pris en compte proviendrait du seul comportement de l’individu.

Haro sur l’entretien d’évaluation !

Les recherches montrent que les trois finalités RH de l’entretien sont rarement atteintes, et l’outil est souvent radicalement mis en cause. Certains chercheurs dénoncent l’absence ou la faiblesse des retours aux salariés, d’autres son absence d’objectivité. Ses impacts sont aussi montrés du doigt : il serait susceptible de « diminuer plutôt qu’augmenter la performance » (Levy et Williams, 2004) voire de favoriser les risques psychosociaux. Les plus modérés signalent le manque d’appropriation de l’outil ou sa mauvaise utilisation.

Deux raisons majeures ont été avancées pour expliquer que l’entretien d’évaluation perdure malgré ces critiques virulentes et récurrentes : il serait un rituel de pouvoir ; il répondrait au désir d’être évalué (Vidaillet, 2013).

Chance et risque, points aveugles de l’entretien d’évaluation

Ces critiques oublient cependant que la performance individuelle n’est jamais le seul résultat déterministe des actions parfaitement délibérées d’un individu. Il existe toujours une part – même faible – de chance ou de malchance dans l’obtention de résultats. L’entretien fondé sur le modèle déterministe peut ainsi conduire à la promotion d’individus incompétents mais chanceux. Dénier l’impact de la chance et de la malchance ne permet pas de mesurer correctement l’impact des efforts individuels, laissant ainsi la place à l’arbitraire et l’injustice.

De plus, il ne peut y avoir de réel processus d’apprentissage qu’à partir de la reconnaissance d’une erreur. Or, comment la mettre en évidence si sont confondus fautes, risques et erreurs ? Par suite, l’absence de prise en compte explicite en amont des aléas pouvant influencer la performance peut conduire à des conséquences néfastes : l’évalué préférera attribuer une mauvaise performance à des circonstances défavorables, alors qu’une bonne performance découlerait plutôt de son talent. (On ne rencontre que dans les fictions les managers comme Peter Knoppert dans L’amateur d’escargots de Patricia Highsmith, qui, « alors que tout le monde le félicitait de ses succès », « en attribua tout le mérite à ses escargots, et à la détente bénéfique que lui procurait leur observation ».)
 

Faute de potion de chance, intégrer les risques dans un nouveau protocole d’entretien

À la rentrée à Poudlard dans le tome 6 de Harry Potter et le Prince au sang-mêlé, Harry est nommé capitaine de l’équipe de Quidditch de Gryffondor et se trouve confronté à un problème de management : à l’approche du match d’ouverture, il constate que chaque membre de l’équipe y trouve sa place, sauf le gardien de but, Ron. Irrégulier et sensible au stress, Ron se juge pitoyable au point, lors du dernier entraînement, de proposer sa démission. Le jour du match, Harry fait croire à Ron qu’il lui a fait boire du Felix Felicis. À l’issue du match (victorieux pour Gryffondor), l’entretien au cours duquel Harry dévoile son stratagème à Ron relève en fait d’une analyse de la performance visant à distinguer ce qui relève des circonstances et des compétences. Face à l’incrédulité de son ami, Harry doit lui affirmer : « Tu as tout sauvé parce tu te croyais chanceux. Mais tu as tout fait toi-même ».

Dans notre monde de Moldus, aucun manager n’est susceptible de croire qu’il ne doit ses succès qu’à la chance, d’où la nécessité d’intégrer l’appréciation des risques en amont du diagnostic de la performance. Formaliser la chance, c’est, au moment de la fixation des objectifs, identifier les risques qui leur sont associés. Le diagnostic de la performance est un écart, positif ou négatif, entre des objectifs et des résultats. Il implique de distinguer la part des risques (la chance et la malchance), de celle des savoirs (erreurs), par rapport à la part des écarts de conduite (fautes, ou transgressions).

L’entretien prend ainsi un caractère dynamique, car les risques associés aux objectifs sont identifiés au même moment, avant d’être, ou non, constatés a posteriori. Les erreurs de l’évalué pourront alors pousser à prendre des décisions de formation pour développer les compétences manquantes ; ses fautes devront conduire à discuter des causes du non-respect de la politique de l’organisation ; enfin, la réalisation d’un risque sera l’occasion de réfléchir aux moyens de sa prévention.

Sauver le bébé ?

À la logique d’audit, de contrôle des résultats, ce nouveau protocole d’entretien substituerait une discussion transparente, négociée des déterminants des résultats, a priori et a posteriori. Il ouvrirait ainsi de nouvelles options de progrès. Sans répondre à l’ensemble des critiques, le nouveau protocole proposé sera néanmoins plus à même de bâtir de manière raisonnable une politique RH ; son but sera en effet de bâtir un diagnostic approfondi de la performance à partir de la reconnaissance des risques inévitablement associés à la formalisation d’objectifs.

Intégrer les risques fait partie du quotidien de certaines professions. Généraliser cette pratique dans l’entretien d’évaluation ouvre des perspectives de progrès partagé entre les différents acteurs des organisations. L’enjeu peut même être vital, notamment dans les fictions… Peter Knoppert ne périt-il pas, au sommet de sa gloire, pour avoir mal anticipé les risques de la démographie galopante des escargots à qui il attribuait ses succès ?

Dumbledore et Harry Potter doivent, quant à eux, au Felix Felicis la collecte d’une information clé sur les Horcruxes pour détruire Voldemort !

The ConversationNous sommes convaincus, Monsieur le Premier Ministre, que vous saurez tirer profit de nos suggestions en prenant garde tant aux excès bien connus du Felix Felicis qu’à la fascination que peut exercer la reproduction des limaçons…

Claire Edey Gamassou, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC); Laurent Dehouck, Maître de conférences en sciences de gestion, Ecole normale supérieure de Rennes et Marc Lassagne, Maître de conférences en sciences de gestion, Ensam ParisTech

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.