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L’évolution politique de la Chine : un sujet d’étude pour Emilie Frenkiel au LIPHA

Publié le 24 mars 2016

La chercheure en science politique spécialiste de la Chine nous éclaire sur le processus de « démocratisation » et l’émergence d’une « opinion publique » dans ce pays. Le projet « New political representative claim : a global view », auquel elle participe a reçu le soutien de l’ANR.

Date(s)

le 24 mars 2016

Pouvez-vous nous présenter le projet de recherche ?

La recherche sur la représentation politique peut paraître classique, mais ce projet s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire, et se concentre non seulement sur la France et l’Allemagne, dont viennent les chercheurs portant le projet, mais s’ouvre également à l’Inde, le Brésil et la Chine, sur laquelle portent mes travaux et qui est le seul Etat non démocratique de l’étude.
De plus, l’idée centrale du projet est de penser la représentation politique au-delà du seul processus des élections, en s’intéressant notamment aux prétentions à la représentation (phénomène des porte-parole notamment). Ma participation au projet est d’étudier comment, en Chine, au niveau des gouvernements locaux, des innovations institutionnelles sont mises en place, qu’elles soient consultatives, participatives ou délibératives.

Comment définir la situation particulière de la Chine ?

La Chine est à la fois un pays très centralisé (sous la coupe d’un parti unique très puissant), et très décentralisé. Les fonctionnaires locaux sont à la fois soumis à une concurrence très forte et à une demande de stabilité politique de la part des échelons supérieurs de pouvoir. Ils ont à cœur le développement économique de leur circonscription, un moyen d’attirer l’attention de leurs supérieurs et d’être promus. L’impératif de stabilité politique, dont nous n’avons pas toujours conscience en Occident, s’est imposé suite à la multiplication « d’incidents de masse » (plus de 180 000 ont ainsi été dénombrés pour la seule année 2010), dus à des expropriations abusives, à des problèmes environnementaux de grande ampleur, à de la corruption locale flagrante. Cette recherche de  stabilité politique est bien sûr aussi un élément rassurant pour les investisseurs économiques.

Quels exemples concrets de « démocratisation » à la chinoise pouvez-vous citer ?

La région de Wenling, au Zhejiang, une province au Sud de Shanghaï, est pionnière dans la mise en place de budgets participatifs (une initiative née au Brésil). Des sondages délibératifs, dont la procédure a été brevetée par le professeur James Fishkin de l’université de Stanford, sont également expérimentés. La démarche d’organiser des assemblées, d’ouvrir la discussion à la population, venait des fonctionnaires locaux, à différents échelons : celui des villages comme celui de la municipalité urbaine (Wenling compte 1 million d’habitants). Et ces initiatives ont essaimé dans la capitale de la province, Hangzhou, qui regroupe plus de 7 millions d’habitants.
De nombreuses autres expériences sont en œuvre dans d’autres provinces.

Comment le pouvoir central perçoit-il ces initiatives ?

Un « think tank » proche du pouvoir et chapeauté par les autorités centrales décerne dix prix par an pour les meilleures innovations. Les membres de ce laboratoire d’idées se rendent sur le terrain avant de distribuer leurs récompenses. Cela confère à la fois une visibilité aux différentes expérimentations conduites, et renforce l’émulation parmi les fonctionnaires locaux. Les autorités centrales « récupèrent » ainsi ces initiatives locales, avec en tête un objectif : que le parti perdure, ce qui passe par des efforts d’adaptation constants. En contrôlant ainsi les pouvoirs locaux, les problèmes (notamment d’insatisfaction populaire) sont circonscrits, ce qui peut éviter une contamination des échelons supérieurs de gouvernement, en cascade.
Un certain réalisme conduit le pouvoir central à savoir que la croissance économique n’est pas infinie, que les attentes de la société évoluent, et qu’il est nécessaire pour lui de diversifier les sources de légitimité.

Quel rôle joue Internet dans ce processus ?
La Chine est la première population connectée au monde : en décembre 2015, on comptait 688 millions d’internautes chinois. Plus de 50% de la population est maintenant connectée.
De manière ambivalente, Internet est vu par les autorités comme un outil de développement économique et de modernisation du pays, mais aussi bien sûr comme une menace, et un verrouillage rigoureux existe, notamment dans l’interprétation d’événements historiques, comme la révolte de Tien an men en 1989.
La censure prend différentes formes : par mots-clés, de certains médias étrangers, de réseaux sociaux étrangers. Pour la contourner, les Chinois déploient beaucoup de créativité et d’ingéniosité, qu’elle soit technique ou linguistique. Paradoxalement, elle produit beaucoup d’innovations !
Un véritable techno-nationalisme, dû à l’interdiction de plateformes ou de réseaux sociaux étrangers, s’est développé. C’est le fait d’entreprises chinoises, comme « Ali Baba », une plate-forme d’e-commerce, cotée en Bourse, dont le volume de vente  dépasse ceux d’E-bay et Amazon combinés.
Le gouvernement central utilise aussi les micro-blogs, est également très présent sur « Weibo », le « Twitter » local : la propagande prend toutes les formes disponibles !

Dans les classements internationaux, la Chine est bien classée en termes de « e-gouvernement ». Concrètement par exemple, on peut déjà accéder à un grand nombre de services en ligne, comme payer ses factures d’électricité, ce qui constitue un gain de temps important, dans ce pays fortement peuplé, où le phénomène des files d’attente est très prégnant. Cette modernité contribue aussi à légitimer le gouvernement.

Quel est l’atout majeur de ces moyens de communication ?

Ils permettent au pouvoir un accès direct à l’opinion publique. Ils se substituent également au célèbre « bureau des lettres et des visites » (qui dispose désormais de son propre site Internet), auprès duquel les habitants venaient présenter leurs plaintes, à la capitale. Ce phénomène revêtait une telle ampleur que les autorités locales étaient accusées de vouloir bloquer les plaignants et d’en enfermer dans des lieux de détention illégaux, les « prisons noires », avant de les renvoyer dans leur province, après signature d’une promesse d’abandonner toute poursuite contre l’entreprise d’État, l’administration ou le responsable d'entreprise qui les auraient spoliés.

Du côté des gouvernements locaux, l’activité principale est désormais de savoir ce qui se dit et circule sur Internet !

Pour les Chinois, les réseaux sociaux notamment représentent un lieu de discussions très actives, beaucoup plus ouverts que ne le sont les radios ou les journaux.