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Recherche et enseignement supérieur : plus de place pour les collectivités ?

Publié le 9 juin 2016

Article de Romain Pierronnet, Doctorant en sciences de gestion à l'UPEC et Sophie Lafon, Doctorante en science politique à Sciences Po Bordeaux, publié sur The Conversation France

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Date(s)

le 9 juin 2016

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017, qui se tient du 7 au 15 octobre, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Le modèle de la « triple hélice », développé par Henry Etzkowitz et Loet Leydesdorff (1997, 2000), cherche à décrire les systèmes d’innovation en proposant une approche analytique des relations et de l’articulation entre trois sphères d’acteurs :

  • le monde universitaire, chargé de produire et de transmettre des connaissances et compétences

  • le monde des entreprises, qui a besoin des compétences et savoirs produits par l’université pour rester innovant

  • les gouvernements, qui cherchent à maximiser le potentiel d’innovation de leurs universités et laboratoires ainsi que leur bénéfice pour le monde économique, créateur d’emplois.

Université de Tomsk

La sphère gouvernementale a progressivement pris conscience du potentiel de ces « universités entrepreneuriales » (Clark, 1998) et de la nouvelle configuration d’acteurs qui constitue cette triple hélice. En témoigne, par exemple, le récent forum « développement économique » du réseau européen EUROCITIES dont l’objectif était d’étudier les moyens à disposition des villes et intercommunalités pour renforcer leurs échanges avec les deux autres sphères et identifier ainsi de nouveaux leviers de croissance économique.

Contexte français

En France, cette prise de conscience doit être mise en perspective avec le vaste mouvement de décentralisation à l’œuvre depuis les années 80, au fil des « actes de décentralisation », mais aussi via différentes lois qui ont transformé à la fois le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), ainsi que le cadre d’interactions entre établissements et institutions publiques locales.

Adoptée en 2001, la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF) y contribue ainsi, dès lors qu’elle adopte pour philosophie de renforcer l’autonomie des acteurs locaux tout en les responsabilisant. Laloi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU, 2007) y participe également : elle ambitionne de conférer davantage d’autonomie de gestion aux universités françaises.

L’essentiel de cette réforme, la dévolution de la gestion des moyens financiers et humains des établissements, ne sera d’ailleurs pas remis en cause par la loi relative à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche (loi « ESR ») de l’été 2013, bien qu’adoptée par une majorité différente de celle de 2007.

Ancrer les établissements d’ESR au territoire

En corollaire et dans les territoires, le renforcement attendu du rôle des collectivités locales est à lire au travers d’une autre série de transformations du paysage français.

C’est tout d’abord le cas avec le développement de « politiques de site » mises en place par l’État. Symbole de ce mouvement, la création des « Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur » (PRES) en 2006 organisait l’offre de recherche et de formation à l’échelle des métropoles (à quelques exceptions près) afin de la rendre plus cohérente, plus lisible et mieux adaptée aux besoins des territoires, et par conséquent de renforcer l’ouverture des établissements et les échanges avec les acteurs locaux.

Il s’agissait également de doter les territoires d’organisations et de projets en matière d’ESR, articulant universités, grandes écoles, et les implantations locales des organismes nationaux de recherche (CNRS, Inserm, CEA, INRA, INRIA…).

Le rôle des collectivités locales est également à considérer au prisme d’un changement dans le répertoire d’action de l’État avec le développement de financements nationaux sur projets, dans le cadre de l’opération « Campus » puis du Programme des Investissements d’Avenir (PIA), qui agissent comme catalyseurs des politiques de site dès lors qu’ils encouragent leurs membres à coopérer afin d’être éligibles à l’un de ces financements.

On relèvera au passage que Campus (2006) et le PIA (2009) se déploient en même temps que l’autonomie des universités version LRU : conférer l’autonomie de gestion aux universités ne signifie pas pour autant que l’État renonce à se doter de moyens d’orienter les stratégies de ses universités. Que ce soit avec Campus ou le PIA, les collectivités locales sont appelées à venir en soutien des financements nationaux.

Enfin, la loi MAPTAM (Modernisation de l’Action Publique Territoriale et d’Affirmation des Métropoles, qui confie aux Régions le rôle de chef de file dans le soutien à l’ESR et affirme la montée en compétence des intercommunalités sur ce champ) puis NOTRé (Nouvelle Organisation Territoriale de la République) contribuent à conforter le rôle des collectivités.

Quel rôle pour les collectivités ?

Formellement, il convient de remarquer que la loi ESR introduit quelques nouveautés quant aux rôles des collectivités locales dans la gouvernance universitaire. Par exemple, siégeant parmi les personnalités qualifiées au Conseil d’administration, les collectivités peuvent désormais participer à l’élection du Président ; elles disposent d’au moins deux représentants au CA, sans que cela ne présume néanmoins ni de leur présence ni de leur activité dans ces réunions ; les collectivités locales doivent aussi être associées au contrat de site signé par les établissements d’ESR.

Sur le papier, les collectivités voient donc croître leurs responsabilités en matière d’ESR. Mais qu’en est-il réellement ?

Rappelons tout d’abord que les collectivités locales et intercommunalités ont déjà investi ce champ d’action (à l’instar des Métropoles – et ). Appelées aux côtés de l’État au financement des plans U2000 et U3M, leur intérêt vis-à-vis du secteur de l’ESR et des établissements est multiple :

  • l’ESR comme levier de développement économique (source d’innovation, de main-d’œuvre qualifiée, de création d’entreprises, etc.)

  • comme outil de marketing territorial et source d’attractivité du territoire à l’échelle régionale, nationale et internationale. Cette question sera au cœur du colloque annuel de l’Association des Villes Universitaires de France en juin 2016.

  • comme acteur de l’aménagement du territoire qui doit être pris en compte afin de gérer l’impact de la présence des établissements d’ESR sur l’organisation territoriale, sur les politiques publiques et services gérés localement : transports, logement, culture, santé…

Rapprochements et réflexions stratégiques

La logique discursive sur laquelle se fonde cet intérêt est celle du lien entre proximité et efficacité de l’action publique : l’État aurait trop longtemps demandé aux collectivités locales de participer au financement des universités tout en les écartant des choix politiques, alors que les acteurs publics territoriaux, au plus près des enjeux du territoire, sont davantage en mesure d’orienter le développement des établissements (discours par ailleurs défendu par des membres de la communauté universitaire – p39).

Dans ce contexte, certaines collectivités ont fait le choix d’exercer la compétence ESR au titre de leurs compétences facultatives.

Par ailleurs, nombreuses sont celles qui se sont dotées de schémas et documents stratégiques :

Enfin, certaines collectivités ont fait le choix de contractualiser avec les établissements pour formaliser leur engagement et renforcer leur partenariat (par exemple à Nantes)

Réserves

Face à cette montée en compétence et cette affirmation des collectivités et intercommunalités, quelques réserves s’imposent.

Ces documents ont vocation à s’articuler avec d’autres démarches stratégiques pouvant concerner l’ESR (Contrats de Plan Etat-Région, plan local d’urbanisme, plan local d’habitat…), et la multiplication de ces documents-cadres pose la question de leur cohérence, de leurs bénéfices et de leur efficacité.

D’autant plus que les collectivités locales voient leurs moyens propres contraints par la baisse des concours que leur apporte l’État : dès lors, elles peuvent être tentées d’absorber ces diminutions en réduisant leurs dépenses d’investissement, celles-là même avec lesquels elles interviennent en majeure partie dans le champ de l’ESR (voir par exemple cette note du Ministère de février 2016).

Les CPER, quant à eux, ont vu leurs crédits dédiés à l’ESR diminuer de plus de 40 % (agence AEF, dépêche n°507078) depuis les contrats précédents. On assiste donc à une multiplication des schémas stratégiques prévoyant des investissements dans un contexte de réduction budgétaire, à moins que ce ne soit plutôt des opérations de communications qui ne seront que partiellement concrétisées ?

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : sans doute la vraie vertu de ces documents réside-t-elle moins dans leur caractère programmatique, mais davantage dans leur élaboration : on peut supposer qu’elle structure la mise en place d’une gouvernance locale de l’ESR avec un dialogue partenarial approfondi entre les différents acteurs territoriaux (établissements, monde économique, institutions publiques…).

En outre, ce mouvement fréquemment qualifié de « territorialisation » de l’ESR (Grossetti, et al., 2009), dont se méfient d’ailleurs fréquemment les syndicats (voir ici ou ici), mérite d’être discuté au travers de l’exemple des mécanismes de financement du PIA. Ces derniers servent de levier de mobilisation de l’investissement public local, leurs élus y voyant également de réels labels marquant « l’excellence » de leurs potentiels d’ESR dans un contexte marqué de concurrence entre territoires : la concurrence entre territoires passe aussi par la concurrence entre universités. A ce titre, les financements du PIA peuvent être vus comme de puissants outils au service d’un « gouvernement à distance » (Epstein, 2005) : l’État demeure ainsi prescripteur des stratégies locales par le fort effet incitatif de la concurrence organisée par ses appels à projets dont il fixe seul les critères de labellisation.

Capacités d’intervention et gouvernance

Il convient également d’interroger les différentes capacités d’intervention des collectivités face à l’espoir d’un rôle plus important en matière d’ESR. Le millefeuille territorial français suscite en effet des situations très contrastées.

Au niveau horizontal tout d’abord, les moyens et ambitions d’une métropole ne sont pas les mêmes que ceux d’une ville accueillant un site délocalisé ou un département d’IUT. Si elle est régulièrement critiquée, la tutelle imposante de l’État sur les universités a longtemps été la garantie d’une égalité de traitement entre territoires : a contrario, le fait de s’appuyer sur des collectivités aux politiques et moyens inégaux inquiète, comme l’a récemment dit un Président d’université à Thierry Mandon dans l’émission _Le téléphone sonne _le 25 mars 2016 sur France Inter (à partir de 7 min 50).

Au niveau vertical, il peut par ailleurs exister des tensions entre région d’une part, villes-intercommunalités infrarégionales d’autre part, les premières bénéficiant d’unrôle de chef de ville et les secondes souhaitant avoir leur mot à dire.

Ces difficultés de coordination entre échelles territoriales de l’action publique sont d’ailleurs à penser au regard du renforcement du poids des présidents d’universités, par exemple dans le cadre des grandes opérations immobilières universitaires financées par l’État et les collectivités (Aust, 2007). Les travaux de Jérôme Aust sont très éclairants à ce sujet.

Difficile donc de conclure quant à l’évolution passée et à venir du poids des collectivités dans les politiques publiques de l’ESR. Si une tendance nette réside dans l’accroissement des financements publics locaux, il n’est pas simple d’affirmer qu’elle correspond à un rôle décisionnel accru dans les stratégies des opérateurs de recherche et de formation.

The ConversationTutelle étatique, territorialisation et implication territoriale différenciée, autonomisation, complexité du paysage institutionnel, histoire du système français d’enseignement supérieur et de recherche, internationalisation : autant de paramètres qui se conjuguent et façonnent une gouvernance de l’ESR aux enjeux et modalités complexes.

Romain Pierronnet, Doctorant en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Sophie Lafon, doctorante en science politique , Sciences Po Bordeaux

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.