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Loi travail : ci-gît le compte pénibilité

Publié le 27 septembre 2017

Article de Tarik Chakor, Université Savoie Mont Blanc et Claire Edey Gamassou, Maîtresse de conférences en sciences de gestion à l'UPEC, publié sur The Conversation France

Loi travail : ci-gît le compte pénibilité
Loi travail : ci-gît le compte pénibilité
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le 27 septembre 2017

Photo : Le travail de nuit, par exemple à l'hôpital, est l'un des critères reconnus de pénibilité. Shutterstock 

En direct pour la télévision, le président de la République Emmanuel Macron a signé le 22 septembre les ordonnances réformant le droit du travail. Parmi ces ordonnances, l’une est entièrement consacrée à la transformation du « compte personnel de prévention de la pénibilité » ou C3P en « compte professionnel de prévention » ou C2P. Un changement de nom qui cache « péniblement », pourrait-on dire, la mise à mort pure et simple de ce dispositif.

Cette réforme du compte pénibilité avait été présentée le 20 juillet au Conseil National d’Orientation des Conditions de Travail par Muriel Pénicaud, la ministre du Travail. Elle avait été annoncée un peu plus tôt aux interlocuteurs sociaux par une simple lettre signée du Premier ministre, Edouard Philippe.
 

Feu le C3P et ses dix critères de pénibilité


En quoi consistait « feu » le C3P ? Dispositif novateur et ambitieux, il avait pour objectif de rétablir l’équité dans les départs à la retraite en garantissant à tous les citoyens la même espérance de vie en bonne santé. Dix critères avaient été retenus : le travail en milieu hyperbare (où la pression est supérieure à la pression atmosphérique), les températures extrêmes, le bruit, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif, ainsi que la manutention de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l’exposition à des agents chimiques dangereux.

Un C3P devait s’ouvrir dès qu’un salarié était exposé à au moins l’un de ces facteurs, au-delà de seuils de durée et d’intensité définis. Le nombre de points comptabilisés dépendait du nombre de facteurs auquel le salarié était exposé mais aussi de son âge et du temps passé dans l’entreprise durant l’année. Le C3P permettait de cumuler et d’utiliser des droits au cours de la vie active, via des actions de formation, de réduction du temps de travail à salaire égal et d’anticipation de départ à la retraite.

Mis en place par étapes depuis 2015, ce dispositif a dû faire face à de nombreuses critiques, principalement de la part des employeurs : coût administratif, complexité, reconfiguration des logiciels de paie, délais de transmission des informations à la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (Cnav) et à la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), nécessité de concevoir de nouveaux outils de recueil et d’analyse des expositions, ainsi que le risque accru de départs massifs en retraite anticipée. C’est ainsi que, sur les 2,6 à 3 millions de salariés potentiellement concernés évoqués par la Cnav (chiffres officiels non publiés consultés par l’AFP), seulement 800 000 salariés ont été déclarés par leurs employeurs.

Avec le C2P, quatre critères exclus et un nouveau mode de financement


Le passage du C3P au C2P a condamné quatre des dix critères, en les excluant tout simplement du dispositif de compte à points : charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et risques chimiques. Ces critères apparaissaient comme les plus décriés par les dirigeants d’entreprises, qui les jugeaient inapplicables en l’état, du fait de leur présumée complexité à être mesurés.

Le départ anticipé d’un salarié suite à l’exposition à l’un de ces quatre critères reste envisageable. Mais, et c’est là que ça se complexifie, uniquement lorsque « qu’une maladie professionnelle a été reconnue » – ce qui suppose que la maladie du salarié figure dans l’un des 98 tableaux du régime général de la Sécurité sociale ou un des 59 du régime agricole, si « le taux d’incapacité permanente excède les 10 % », et suite à une visite médicale de fin de carrière permettant au salarié de faire valoir son droit. Des conditions qui constituent autant de barrières à la compensation ou à la réparation.

Pourtant Muriel Pénicaud annonçait dès le 12 juillet que 10 000 salariés pourraient bénéficier de la retraite à taux plein dès 2018 suite à des examens médicaux. Elle a malheureusement omis de compléter cette évaluation chiffrée, dont elle n’a pas précisé les fondements, par celle du nombre de salariés dont les pathologies apparaîtront seulement à la retraite, notamment les cancers.

La seconde évolution majeure liée au C2P repose sur le mode de financement du dispositif : exit la double cotisation patronale, place à un financement assuré par la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale (du fait, certainement, de sa situation excédentaire). La logique de « pollueur-payeur » du C3P est ainsi remplacée par une logique de mutualisation du financement, répondant à une demande de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME). On cherchera longtemps en quoi ces changements incitent les employeurs à réduire les expositions aux facteurs de pénibilité.

Les objectifs affichés par le gouvernement sont de plusieurs ordres : simplifier un dispositif qui « s’est avéré trop complexe à mettre en œuvre », « libérer » les entreprises – notamment les PME – d’une « contrainte administrative » et d’une « obligation franchement usine à gaz », selon les termes de la ministre du travail. L’expression « usine à gaz » et plus généralement, la position de la ministre, ont été critiquées, notamment par le député socialiste Régis Juanico lors de la séance des questions au Gouvernement.

La disparition du mot pénibilité, une stratégie d’affichage


Ne nous leurrons pas : le changement de nom du dispositif, avec la disparition du mot pénibilité, n’est pas exempt d’une stratégie d’affichage ; les organisations patronales n’appréciaient pas que la notion de travail soit associée à quelque chose de pénible, une réticence dont le candidat Macron, déjà, avait tenu compte… Cachez cette pénibilité que nous ne saurions voir !

Mais le plus paradoxal est que ce nouveau compte, prétendument de prévention, tend beaucoup plus vers une logique de compensation a posteriori des atteintes à la santé, que vers une logique de prévention a priori. Cette tendance s’inscrit dans la lignée des dernières heures de feu le C3P : le rapport demandé par Manuel Valls, alors premier ministre, en novembre 2016 faisait déjà état d’un déséquilibre patent entre ces deux approches. Cependant le C3P présentait de sérieuses avancées dans la lutte contre les risques professionnels, avec la prise en compte en amont de l’exposition réelle des individus. Aujourd’hui la perspective choisie relève essentiellement de la réparation.

Le C2P pose également un problème d’inégalités entre salariés. En effet, les salariés exposés aux six facteurs maintenus dans le dispositif pourront, de droit, partir à la retraite de manière anticipée alors que, à moins d’avoir pu faire reconnaître une maladie professionnelle incapacitante d’au moins 10 %, ceux exposés aux quatre facteurs sortis du compte ne pourront bénéficier ni d’un départ anticipé, ni du système de points pour suivre une formation et changer pour un métier moins pénible, ni d’un temps partiel payé à temps plein. Quid donc des milliers de personnes ayant accumulé des « points pénibilité » en raison de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques ou risques chimiques ?

Des différences d’espérance de vie entre les citoyens


Légiférer autour de la pénibilité fournit pourtant une occasion unique de souligner le rôle déterminant du travail dans les différences d’espérance de vie et d’état de santé entre les citoyens. Ce constat est validé par de nombreuses études liant l’exposition aux facteurs de pénibilité avec, notamment, la sortie précoce de l’emploi, ou l’état de santé après 50 ans. L’espérance de vie sans incapacité est également corrélée avec les catégories professionnelles.

Cette réforme du C3P intervient alors que le Plan Santé Travail 3 pour 2016-2020 (PST3) adopté en 2015, et qui constitue la feuille de route du gouvernement en matière de santé au travail jusqu’en 2020, souligne l’importance d’une « politique de prévention qui anticipe les risques professionnels et garantit également la bonne santé des salariés en prenant aussi pleinement en compte la qualité de vie au travail ».

L’un des axes de ce Plan santé travail donne explicitement la priorité à la prévention primaire, axée sur l’organisation du travail, et au développement d’une culture de prévention. En effet, bien menée, la prévention permet d’éviter des dommages sur le plan humain et peut aussi se traduire par un bénéfice financier pour les entreprises. Ainsi, des calculs réalisés en 2015 dans le secteur du bâtiment montrent que 1 euro investi dans la prévention des risques professionnels se traduit par un gain final de 2,34 euros.

Avec le C2 P, le P de « personnel » est devenu celui de « professionnel », celui de « pénibilité » s’est volatilisé, et celui de « prévention » perd de son sens. Le nouveau dispositif constitue une marche arrière unilatérale en matière de prévention, et celle-ci n’augure rien de positif, ni pour les salariés ni pour les employeurs. Le risque est de voir perdurer ou augmenter les invalidités, ainsi que les décès précoces chez les retraités.

The ConversationAu lieu de rester sur une telle mesure, la création d’une délégation interministérielle à la santé au travail chargée notamment de la prévention des risques professionnels serait davantage à la hauteur des enjeux de santé en lien avec le travail. Cette délégation pourrait être chargée, en lien avec le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT), de suivre la mise en œuvre du Plan santé travail. Une chance pour que les mots santé et travail occupent enfin ensemble la scène médiatique et politique ?

Tarik Chakor, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Savoie Mont Blanc et Claire Edey Gamassou, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.