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Science et société : des valeurs sous tension

Publié le 30 décembre 2016

Article de Romain Pierronnet, Doctorant en sciences de gestion à l'UPEC, publié sur The Conversation France

Cheltenham Science Festival. FameLab UK/Flickr, CC BY-SA
Cheltenham Science Festival. FameLab UK/Flickr, CC BY-SA
Date(s)

le 30 décembre 2016

Photo : Cheltenham Science Festival. FameLab UK/Flickr

Nous vous proposons cet article en partenariat avec l’émission de vulgarisation scientifique quotidienne « La Tête au carré », présentée et produite par Mathieu Vidard sur France Inter. L’auteur de ce texte, Romain Pierronnet, évoquera ses recherches dans l’émission du 30 décembre 2016 – présentée par Daniel Fievet – en compagnie d’Aline Richard, éditrice science et technologie pour The Conversation France. Réécoutez leur intervention dans le podcast de l'émission, à 45’


Dangerosité des vaccins, des OGM, des pesticides… Autant de sujets polémiques qui questionnent le rapport entre connaissance et démocratie. Le sujet est intéressant, et a par exemple été traité sous l’angle des croyances par le sociologue Gérald Bronner. Cette question fait aussi l’objet du développement de la démarche sceptique et zététique sur Internet (par exemple avec la chaîne YouTube de la “Tronche en biais” ou le site du CORTECS), de sorte à déconstruire les nombreuses théories fumeuses qui circulent sur le web, ainsi qu’à montrer aux citoyens pourquoi nous sommes toutes et tous susceptibles d’être séduits par ces théories qui n’en sont pas, en fait…

Pour analyser ces évolutions, on peut s’intéresser à une question voisine : en quoi la production de la science a-t-elle elle-même évolué depuis les dernières décennies ? Pour y répondre, on peut lire le sociologue Robert K. Merton (prix Nobel qui deviendra également père d’un autre prix Nobel). Il a cherché à distinguer les principales valeurs qui structurent le champ scientifique, qu’il a résumées dans The Normative Structure of Science sous l’acronyme CUDOS pour décrire cet « ethos de la science » :

C : Communism – « Communisme », au sens où le chercheur participe à la production d’une connaissance constitutive du bien commun, en s’intégrant à une communauté scientifique qui valide et reconnaît sa contribution. Les résultats doivent être communicables ne serait-ce que parce qu’ils doivent être critiquables.

U : Universalism – « Universalisme », car pour ce faire, les chercheurs s’appuient sur des méthodes et des concepts admis comme constitutifs d’une vérité scientifiquement éprouvée. Ces pratiques sont universelles au sens où elles sont à la fois partagées et indépendantes des caractéristiques sociales individuelles (convictions, origines…) des chercheurs.

D : Disinterestedness – « Désintéressement », puisque la pratique de la science impose qu’elle soit encadrée et contrôlée au plan éthique afin d’échapper à des conflits d’intérêts liés à des enjeux personnels, pourraient en menacer l’objectivité.

OS : Organized skepticism – « Scepticisme organisé », dès lors que la construction de la connaissance passe par des mécanismes de collégialité, à l’image du peer reviewing consistant à soumettre son travail à la critique exigeante et constructive de ses pairs chercheurs.

Une telle description de l’ethos scientifique est proposée par Merton en 1942, fortement influencé par son travail de thèse portant sur les transformations du monde scientifique dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Mais, en cette fin 2016, qu’en est-il désormais en France, et dans le monde ? Tentons une relecture.

C : si la communauté (les communautés) scientifique existe toujours, les débats autour de l’open science à l’heure de l’économie de la connaissance et des impératifs de protection industrielle (brevets, etc.) montrent que cette norme mertonienne est soumise à tensions.

U : si l’exigence du recours à des méthodologies robustes demeure évidemment fondamentale pour la pratique de la science, elle peut entrer en tension avec la libre circulation de l’information sur Internet. Les critères de « scientificité » de la vérité, telle que conçue par les chercheurs, ne sont pas forcément ceux retenus par la population en général. Les démocraties ont certes oeuvré au développement de l’accès à la connaissance et à l’éducation, mais peut-on affirmer pour autant que les citoyens adhèrent aux mêmes modes d’appropriation de l’information ? À en juger par les débats auxquels chacun peut assister, on voit bien que du chemin reste à faire et que l’un des enjeux du dialogue entre science et société réside dans la prise en compte de ces différences de conception quant à la fabrication des représentations de la vérité. À défaut, le réveil pourrait être douloureux : il suffit de penser à certaines des prises de position du « Président élu » aux États-Unis… et à l’écho qu’elles ont pu rencontrer.

D : la population est de plus en plus vigilante et méfiante quant à la mobilisation de résultats scientifiques qui seraient suspectés d’avoir été co-financés par des entreprises qui pourraient en tirer partie, surtout que le financement public de la recherche stagne. C’est là sans doute une vigilance saine. Mais il est bon de rappeler que le champ scientifique demeure lui aussi traversé par ses propres mécanismes de concurrence : légitimité, primauté des découvertes, recherche de financements publics sur projets, publish or perish, etc. (d’ailleurs, nul besoin qu’une étude soit financée par des fonds privés pour que sa validité soit mise en doute).

OS : le scepticisme scientifique est toujours organisé, mais sans doute perturbé. On lit parfois du numérique qu’il facilite le plagiat et la fraude, mais il ouvre aussi à de nouvelles formes de peer reviewing et de production collaborative de connaissance, en ligne, à l’image de la plateforme Open Science Framework. Le numérique est à ce titre un pharmakon pour la recherche : tantôt poison, tantôt remède ! On peut aussi penser au blog Retraction Watch, qui traque et commente les rétractations d’articles scientifiques dont la validité a été sérieusement remise en cause. En outre, des mouvements se développent de promotion des sciences participatives. Leurs promoteurs y voient une façon d’enrichir la manière de produire des connaissances nouvelles.

Photo : Sciences participatives au Tallahassee Science Festival. Florida Sea Grant/Flickr, CC BY-NC-ND

Cette lecture « mertonienne » des transformations du champ scientifique permet par extension de comprendre certaines des tensions qui apparaissent aujourd’hui dans les rapports entre sciences et sociétés. C’est aussi la fameuse question de la légitimité des « experts » qui est posée, prétexte à rappeler tout l’intérêt qu’il y aurait à intégrer davantage de docteurs, qui maîtrisent les codes et pratiques du monde scientifique, dans le secteur public et dans le monde politique. On relèvera en particulier que chacune des composantes du CUDOS est remise en question par la transformation digitale, ne serait-ce qu’au travers de son impact sur notre conception de l’espace et du temps. Pour la recherche, viendra ainsi peut-être le temps de la slow science.

Ces tensions ne renvoient donc pas seulement à des aspects technologiques, mais aussi à des enjeux démocratiques : alors que se développent les aspirations des citoyens de participer à la fabrication de l’action publique, on voit émerger le concept de « post-vérité » qui interroge les différentes normes qui « font le vrai », entre celles du « citoyen lambda », celles du « chercheur », celles du « politique » (quand ils ne sont pas tous les trois confondus).

La libre circulation de l’information ne saurait suffire au développement d’une « société de la connaissance » : ces différences nous rappellent l’enjeu majeur que constitue l’éducation pour former des individus doués de libre arbitre et sachant employer les outils de la raison et du discernement. Vaste programme, qui commence par soi.

The Conversation

Romain Pierronnet, Doctorant en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.