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La crise des gilets jaunes révèle l’histoire d’une France qui disparaît

Publié le 4 décembre 2018

Article de Daniel Behar, géographe professeur à l'UPEC publié sur The Conversation France.

La crise des gilets jaunes révèle l’histoire d’une France qui disparait
La crise des gilets jaunes révèle l’histoire d’une France qui disparait
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le 3 décembre 2018

Photo : La notion de France périphérique s'explique par sa capacité à s'affranchir des réalités actuelles pour décrire un monde en voie de disparition. Dominique Chanut/Flickr, CC BY-ND


« France Périphérique » : la messe est dite. La quasi-totalité de la communauté scientifique (sociologues, économistes ou géographes) conteste la pertinence de cette description duale – France périphérique vs métropoles – des réalités sociales et territoriales contemporaines. Mais, avec le mouvement des « gilets jaunes », elle s’est installée dans le paysage médiatique et politique.

Elle fait représentation collective au point d’imposer sa grille de lecture à l’agenda politique comme en témoigne par exemple le récent projet de loi d’orientation des mobilités, qui prévoit notamment des réponses ciblées en direction de cette supposée France périphérique.

La nostalgie d’un ordre territorial disparu

Comment expliquer alors le succès de ce qui s’apparente à une « prophétie auto réalisatrice » ? c’est-à-dire, le fait d’énoncer une assertion fausse – dans le cas présent l’existence d’une France périphérique – mais qui devient réalité à force d’être répétée.

Faudrait-il y voir la marque du décalage entre la réalité telle qu’elle est analysée par le regard scientifique et telle qu’elle est ressentie par la société ?

On fait ici une autre hypothèse. Le succès de la notion de France périphérique ne tient pas à sa capacité à décrire la situation actuelle, telle qu’elle serait ressentie par tout ou partie des Français. Elle s’explique davantage par sa capacité à s’affranchir des réalités actuelles pour décrire un monde en voie de disparition. Ce monde qui disparaît est celui longtemps décrit dans les termes proposés par l’intellectuel marxiste Henri Lefebvre pour qui le territoire est « la projection au sol des rapports sociaux ». Lorsqu’à chaque type d’espace correspondait une réalité sociale, l’expression « dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es » prenait tout son sens.

Or, aujourd’hui cet ordre territorial s’estompe, voire disparaît.

Les sas et les nasses

Dans la société mobile, tous les groupes sociaux, riches comme pauvres, pratiquent la multi appartenance territoriale, au quotidien et au long de leurs cycles de vie. Ce faisant, ils ré-agencent les territoires et les combinent au travers d’un « zapping » généralisé. Ainsi en Seine St Denis, cohabitent dans les quartiers dits « sensibles », populations mobiles pour qui le quartier est un sas et populations assignées à résidence pour qui il constitue une nasse. Et dans bon nombre de communes du même département voisinent quartiers « gentrifiés » et quartiers « ghettos ».

Photo : Le marché de Saint-Denis (93) rénové pour garder son attractivité auprès des populations, France 2.

À l’autre bout de la France, lorsque l’Occitanie accueille plus de 100 000 nouveaux habitants par an (nombre d’entrants), elle attire à la fois des ménages en trajectoire ascendante et des populations fragiles à la recherche de conditions de vie moins difficiles.

Dès lors, les inégalités sont partout. Les modes de vie brouillent les cartes, recomposent les catégories territoriales. Les gilets jaunes ne sont pas des ruraux ou des périurbains, ils sont à la fois des résidents péri urbains, des usagers ou salariés des services de la ville moyenne et d’anciens habitants ou d’actuels consommateurs des métropoles. Parce qu’ils sont ainsi eux-mêmes les acteurs de ce brouillage des cartes et des catégories, ils vont s’emparer de cette représentation simple qu’on leur propose : « la France périphérique », expression popularisée par l’essayiste et géographe Christophe Guilly dans son ouvrage éponyme paru en 2014.

Elle redonne à chacun la capacité d’identifier sa place et de s’identifier à celle-ci. « La France périphérique, c’est nous ». Mieux, elle offre à la société toute entière – via son reflet territorial – une capacité à se donner à voir, au-delà de sa complexité. Ainsi le frisson collectif que produit la représentation d’une France coupée en deux est paradoxalement rassurant : il subsiste un ordre territorial lisible dans un univers dont la compréhension nous échappe.

De l’égalité à la cohésion des territoires

Comment répondre à cette représentation ? La question n’est pas nouvelle. Depuis 2010, tous les gouvernements successifs ont été largement fascinés par cette lecture binaire. Les uns (à droite) y voyaient une forme de tremplin électoral, tandis qu’elle culpabilisait les autres (à gauche) pour avoir abandonné le peuple. Leur réponse a consisté à faire de l’implicite historique des politiques publiques en France – l’égalité sociale passe par l’égalité entre les territoires un parti pris politique qui s’est traduit par un ministère dédié (dont la première tête fut Cécile Duflot) et une administration le Commissariat général à l’Égalité des territoires (succédant à la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, Datar).

L’exercice s’avère pourtant difficile voire dangereux en ce qu’il suscite une mise en concurrence des plaintes.

En effet, comment d’abord identifier les inégalités entre les territoires ? Par exemple, la carte des déserts médicaux est certes plutôt rurale mais la Seine St Denis ou les Hauts de France n’en sont pas exclus.

À l’inverse, les inégalités en matière d’encadrement scolaire bénéficient largement aux territoires ruraux.

Déserts médicaux en France.

Une mise en concurrence douteuse

Dès lors, cette logique politique de traitement catégoriel pour réduire les inégalités entre territoires – sous la pression de territoires s’estimant tous plus abandonnés que les autres – a induit un pilotage gouvernemental à la godille.

La politique de la ville a été réorientée vers le rural et ses petites villes, de Auch à Guéret pour ne pas donner le sentiment de privilégier les grandes agglomérations. On a distribué le label de « métropoles » à une vingtaine de grandes villes (jusqu’à Orléans ou Brest) pour ne pas faire de jaloux.

Rien ne serait plus dangereux que de tenter une nouvelle fois de répondre à la France périphérique sur son terrain, en multipliant les réponses catégorielles. Avec quelles priorités ? Le rural ? Les petites villes ? Les villes moyennes ? La liste est infinie et suscitera toujours rivalités et insatisfactions.

L’actuel Président de la République a opéré un glissement sémantique peu commenté. Il a pour la première fois rassemblé toutes les directions ministérielles traitant de la question territoriale sous un même intitulé, inédit : la cohésion des territoires.

À première vue, cela peut sembler relever d’un affadissement de l’orientation politique, reprenant par mimétisme un vocable cher aux politiques européennes soucieuses de consensus et proposant une perspective davantage pragmatique que l’égalité entre les territoires : d’abord les faire tenir ensemble et éviter les décrochages.

Prendre pour perspective l’exigence de cohésion des territoires pourrait pourtant signifier une véritable rupture politique et une autre façon de répondre au succès du terme de France périphérique.

Confusions politiques

Les politiques d’égalité entre les territoires confondent l’espace du problème et celui de sa solution. Ainsi, la politique de la ville consiste à concentrer des moyens sur les quartiers défavorisés. Et pour les campagnes on a mis en place des « zones de revitalisation rurale » bénéficiant de dérogations fiscales pour les investisseurs.

En raisonnant en termes de cohésion, la perspective change. Pour redynamiser tel ou tel espace de montagne, il faut d’abord réactiver les liens fonctionnels (agro alimentaires par exemple) avec la ville voisine voire avec la métropole plus lointaine mais dont les habitants viennent s’y ressourcer.

Pour maximiser la fonction de « sas » de la Seine St Denis, il faut davantage l’inscrire dans les flux métropolitains, par exemple en favorisant l’accès aux emplois du reste du Grand Paris.

Photo : Chantier du Grand Paris Express à proximité de la gare La Plaine–Stade de France à Saint-Denis. Photo prise du quai de la gare du RER B. Août 2018. Chris93/Wikipedia, CC BY-NC

Une logique de différenciation

Par ailleurs, là où les politiques d’égalité des territoires raisonnent de façon hiérarchique en distribuant des moyens proportionnels à l’intensité supposée des inégalités, une politique de cohésion repose sur une logique de différenciation.

La question n’est pas de savoir si une ville moyenne comme Pau souffre davantage ou moins que Charleville-Mézières. Mais dans un cas, le centre ville se fragilise tandis que l’agglomération est dynamique, dans l’autre les fragilités s’additionnent entre centre-ville et agglomération. Les politiques à mettre en place ne sont donc pas de même nature.

Enfin, les politiques d’égalité entre les territoires reposent sur une logique de redistribution « verticale » : c’est l’État – ou la région – qui tel Robin des Bois prend aux riches pour redonner aux pauvres.

Photo : Vue sur le chateau, Pau : la ville déplore le manque d’attractivité de son centre-ville, en voie de désertification. Bobbacon/Wikimedia

Dans une perspective de cohésion, ce sont les territoires qui, sur la base de leurs interdépendances de fait – entre une métropole et les villes moyennes voisines – négocient les réciprocités (circuit alimentaire, chaîne de valeur productive, parcours résidentiels…) qui rééquilibreront leurs relations.

Le modèle politique français se caractérise par l’importance accordée à l’égalité entre les territoires pour garantir l’égalité entre les citoyens (voir par exemple la composition du Sénat). Cette exigence d’égalité entre les territoires s’est longtemps appuyée sur une représentation fracturée de la France.

Cette dernière prit particulièrement forme sous la plume du baron Dupin en 1826. Il traça en effet sur une carte une ligne de statistiques surnommée ligne « St Malo-Genève » censée représenter la frontière entre la France « obscure » et la « France éclairée ». Parce qu’elle donnait à voir deux morceaux « géographiques » de la France (l’Est et l’Ouest), cette représentation nous divisait et nous unissait tout à la fois.

Parce qu’elle n’est pas géographique, mais qu’elle oppose des catégories verticales, les métropoles en haut et le reste de la France en bas, et en fait les élites et le peuple, la figure de la France périphérique met radicalement à mal la cohésion nationale.

Il est urgent de lui opposer une autre représentation de la question territoriale, moins incantatoire, mais à même de se traduire en politiques publiques.The Conversation

Daniel Behar, Géographe Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.