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L’Eurovision 2019, un cocktail explosif ?

Publié le 12 février 2019

Article de Stéphane Resch, Docteur en dramaturgie et civilisation italiennes contemporaines, publié sur The Conversation France.

L’Eurovision 2019, un cocktail explosif ?
L’Eurovision 2019, un cocktail explosif ?
Date(s)

le 12 mai 2019

Photo : Une candidate en 2018. Page facebook Eurovision Song Contest 

Le Concours Eurovision de la chanson 2019 s’annonce explosif. À une période plutôt dense – et assez sombre – du point de vue des relations internationales, s’ajoute d’abord un calendrier propice à la politisation sur et en dehors du plateau (politisation pourtant strictement interdite par le règlement du fameux concours).

Les brûlantes élections européennes, avec le serpent de mer du Brexit et son lot de rejetons, pour peu qu’elles soient suivies par une partie des populations de certains pays participants, auront lieu huit jours tout juste après la finale de Tel-Aviv (18 mai). Le suspens du direct tiendra donc non seulement à la créativité des artistes en scène, mais aussi à la teneur du potentiel dérapage, qui devrait osciller entre l’habituel drapeau indépendantiste agité, l’intrusion inopinée et la déclaration hors-sujet. En sus, et surtout, l’édition présidée par Netta Barzilai (la lauréate #MeToo #LGBT+ de l’Eurovision Song Contest 2018) et qui verra dit-on la sulfureuse Madonna s’exhiber, concentre d’ores-et-déjà une bonne partie des opinions publiques et des critiques liées au conflit israélo-palestinien qui est, de toute façon, régulièrement mâtiné d’actualités. D’ailleurs, les factions en guerre ne cachent même plus l’enjeu du bon déroulement de l’ESC dans les tractations qui les lient.

Mais plutôt que de fondre indifféremment sur les avis déjà-vus et entendus de ceux qui partagent ou exècrent le principe du boycott de l’un des plus vieux programmes culturels de l’ère télévisuelle, peut-être conviendrait-il d’éclaircir quelques points qui, à l’image des rumeurs de complots ourdis lors de l’attribution des Ballons d’Or France Football ou de l’organisation des Jeux olympiques, nuisent depuis longtemps autant à la compréhension systémique de l’ESC qu’à l’appréciation à tout le moins populaire de ce phénomène planétaire.

Un concours peu ou prou européen

L’Eurovision n’est pas un concours européen au sens où il serait lié spécifiquement à l’Union européenne des 28 (bientôt 27 si l’on en croit les coreligionnaires de Theresa May). Les participants au concours représentent tout autant des pays membres (ou pas) de l’UE, de l’OTAN, que d’autres territoires aspirant à l’intégration européenne, des pays riverains de la Méditerranée, d’anciennes forces du bloc soviétique, des villes-états, des principautés et autres nations-continentales (rappelons que l’Australie, summum sociétal de l’européisme océanique, y prend part depuis 2015).

Né en 1956 en écho aux visées pacificatrices du désormais septentenaire Conseil de l’Europe, l’Eurovision Song Contest est le fruit d’une adaptation à l’échelle internationale, et plutôt occidentalo-centrée, du célèbre Festival de la chanson italienne accueilli depuis 1951 par la ville de Sanremo (l’équivalente Intervision soviétique n’a en effet duré que de 1977 à 1980).

Le Concours Eurovision de la chanson tient son appellation du réseau éponyme qui permettait hier aux stations de radio et de télédiffusion, et aujourd’hui aux diffuseurs et chaînes de télévision principales et majoritairement publiques de l’espace européen (mais nécessairement membres de l’Union européenne de Radio-Télévision) de s’échanger programmes et procédés techniques.

D’un système d’entraide à la production a donc jailli il y a plus de six décennies le projet commun d’une programmation culturelle oeuvrant à la fraternité entre les peuples qui, en plus de diffuser chaque couronnement britannique ou championnat du monde de la FIFA, s’est concocté un beau télé-crochet qui ne cesse plus de grossir.

Inutile de rappeler, par conséquent, que ce ne sont pas les pays en tant que tels qui concourent à l’ESC, mais bien des artistes choisis et épaulés par des délégations qui n’ont de national que l’allure et l’épithète, et qui sont bien diligentées par les antennes et non pas par les états souverains. Même si, souvent, les instances gouvernementales ou leurs guides spirituels ont su téléguider le choix des artistes envoyés au front, la décision prend aujourd’hui des tournures plus médiatiques, et donc économiques, où l’audience share s’impose en maître, même lorsqu’un pré-concours national – toujours télévisuel – est organisé.

Pour l’hexagone c’est France Télévisions qui s’occupe, avec de plus en plus d’application il faut l’avouer, de la promo-élection du candidat, mais pendant un temps la première chaîne du PAF a aussi géré les émoluments jusqu’à en perdre définitivement le goût.

Ailleurs, d’autres contrées ont déserté plus ou moins longtemps le concours (notamment l’Italie, bien qu’aujourd’hui membre du fameux Big 5 des principaux financeurs du programme et jouissant par cela de quelques avantages dans la compétition). On dit même qu’après la dernière crise financière certains pays ont renoncé à l’ESC pour éviter de devoir en payer l’organisation l’année successive en cas de victoire.

Aujourd’hui, la mode est plutôt à l’affluence de nouvelles candidatures car l’ESC peut permettre astucieusement de prouver quelques accointances avec les réquisits d’adhésion à l’UE (de l’utilité du soft power). Néanmoins, on assiste aussi aux mouvements inverses puisque certains pays boudent le concours et privilégient d’autres rapports de force internationaux (la Turquie par exemple prend actuellement part à la version asiatique du concours, alors qu’elle a même gagné l’ESC en 2003, au cours d’une période à l’horizon plutôt pro-européen, avec le titre subliminal Everyway that I can).

Le règne du « nation-branding »

Dès lors, on saisit plus facilement pourquoi Céline Dion a pu gagner pour la Suisse et France Gall pour le Luxembourg, pourquoi la victoire de l’Azerbaïdjan en 2011 a pu faire grincer des dents, ou encore pourquoi certains pays profitent du prime pour laver leur linge sale en public. Aussi, si l’on ne peut nier l’utilisation de l’événement (près de 200 millions de téléspectateurs en moyenne !) comme d’une tribune rare, il ne faut pas confondre à travers lui européanisation, européisme, europhilie… et euristique. En effet, le concours Eurovision, qui ne peut être abordé par le simple et seul filtre du kitsch ou du ringard, constitue l’un des creusets d’identification d’une culture commune, européenne (mais alors quelle(s) Europe(s)), internationale, ou tout juste open-minded qu’elle soit. Visuellement, le décalage stylistique qui nous amuse comme il nous agace est le fruit d’une tentative de projection à l’étranger, le temps d’une soirée, de ce qui pourrait constituer une spécificité strictement nationale acceptable aux yeux de tous. D’autant que depuis les années ABBA, le divertissement par le chant et la danse à pris le pas sur l’initiale dimension compétitive qui opposait les paroliers et les compositeurs plus encore que les interprètes.

Cela étant, tout dans l’ESC participe d’un nation-branding puissant, où les goûts et les saveurs doivent être en mesure d’ouvrir l’appétit de la découverte de l’autre et de l’ailleurs.

Autrefois, il s’agissait plutôt de contrecarrer l’appréhension maladive du voisin étranger (souvent à force d’images d’Épinal puissamment folkloriques) et éviter ainsi les amalgames hérités des conflits guerriers. Aujourd’hui, même si hélas les guerres persistent çà et là, on peut considérer que les aspirations économiques (surtout touristiques) insufflent au concours une patine commerciale mais bon enfant, que les communautés en manque de reconnaissance exploitent à leur mesure (LGBTQI+, diasporas…).

Musicalement, les critiques vont aussi bon train, mais elles polarisent ce qui, au-delà des hiérarchisations possibles entre styles, fonde la pertinence du concours Eurovision de la chanson. Sauf exception notable (la Finlande en 2006) la pop que l’on nous sert en paillettes et par pelletées plurilingues à chaque mi-mai s’apparente plutôt à un précipité chimique de codes populaires que la majorité des audio-spectateurs internationaux de l’ESC seraient en mesure de ne plus percevoir comme des nouveautés.

En d’autres termes, l’ESC permet par déduction d’identifier ce qui a été culturellement digéré par une part non négligeable de la population de l’aire occidentale. À cette échelle, l’assimilation prend nécessairement du temps (une bonne dizaine d’années). Plutôt que de remarquer le caractère suranné des prestations, il faudrait donc y voir le signe d’un bon transit intercommunautaire.

Attendu que la plaisanterie devrait quand même être de mise au fil des commentaires de toutes les contrées qui se retrouveront en Israël (ne boudons pas ce plaisir), espérons que l’auto-dérision équilibrera les moqueries aux relents post-coloniaux dont certaines figures indécrottables se sont fait la spécialité. À moins que ce ne soit justement aussi cela, l’Eurovision : un exutoire annuel primordial, guetté et raillé, un carnaval de tous les possibles, une fête où l’on chante à qui veut bien l’entendre le pire et le meilleur de la grande famille européenne.The Conversation

Stéphane Resche, Docteur en dramaturgie et civilisation italiennes contemporaines, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.