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L’éco-anxiété, une angoisse salutaire ?

Publié le 9 septembre 2019

Article d'Antoine Pelissolo, professeur de psychiatrie à l'Inserm et l'UPEC, publié sur The Conversation.

L’éco-anxiété, une angoisse salutaire ?
L’éco-anxiété, une angoisse salutaire ?
Date(s)

le 8 septembre 2019

Photo : Notre fonctionnement cérébral pourrait-il être à la fois le problème et la solution de la crise environnementale ? Shutterstock

Dans son livre « Le bug humain », paru chez Robert Laffont, Sébastien Bohler s’appuie sur les neurosciences pour expliquer comment le cerveau humain est programmé depuis sa conception pour consommer toujours plus de nourriture, de sexualité (réelle ou virtuelle), d’informations nouvelles et de compétition sociale, et tout cela avec le moins d’effort possible.

Le résultat en est, pour l’individu, une recherche addictive du plaisir et de tous ses déclencheurs, et pour la société l’hyperconsommation et surtout l’épuisement accéléré des ressources naturelles de la planète que nous connaissons depuis plusieurs décennies. À l’origine de cette boulimie, une petite région de notre cerveau : le striatum.

L’être humain, mal adapté à lui-même ?

À l’origine de cette consommation effrénée se trouve une petite structure de notre cerveau, le striatum. Impliqué entre autre dans la motivation alimentaire ou sexuelle et dans la gestion de la douleur, le striatum a conservé deux fonctions essentielles au fil de l’évolution de l’être humain : garantir notre survie et nous pousser à nous reproduire pour maintenir l’espèce.

Son « carburant » est la dopamine, le neurotransmetteur des émotions positives. Ce messager chimique oriente nos comportements et nos choix en fonction de leur apport à l’objectif darwinien ultime : la dissémination de nos gènes par la survie et la fécondité.

À la différence des autres espèces, l’être humain a vu ses capacités intellectuelles puis technologiques croître au fil des siècles de manière exponentielle, grâce notamment au développement du cortex préfrontal, permettant le raisonnement, la planification ou encore la créativité. Mais ces capacités sont toujours sous la coupe du « vieux » striatum, qui a gardé les mêmes objectifs tyranniques qu’il avait chez nos ancêtres primates : toujours plus de plaisir, quel qu’en soit le prix.

Il n’a pas eu, en effet, le temps de s’adapter à cette situation nouvelle d’abondance. Conséquence : alors que nous avons aujourd’hui théoriquement les conditions matérielles pour assurer l’alimentation de l’ensemble des habitants de la planète, en la répartissant équitablement, le cerveau pousse chacun d’entre nous à consommer plus qu’il n’en a besoin, au détriment de notre propre santé (obésité, addictions, etc.) et de celle de la planète.

Pour reprendre l’expression de Sébastien Bohler, l’être humain est un « primate avec la technologie d’un dieu ». Il file droit vers sa perte par auto-destruction, à cause de son génie. Ce résumé de la situation a le mérite de la clarté et s’appuie sur une réalité scientifique indéniable. Mais il faut bien sûr nuancer le propos.

Le système limbique freine nos ardeurs

Tout d’abord, nul ne sait comment l’histoire se finira. Si l’hypothèse de « l’effondrement », soutenue par les collapsologues, est crédible, elle n’est pas certaine. Et surtout, bien malin qui pourrait aujourd’hui en prédire l’échéance, en particulier parce que la nature dispose heureusement d’atouts qu’il est encore possible d’activer.

L’intelligence humaine n’est pas le moindre de ces atouts, et il n’est pas interdit d’espérer que nous saurons un jour ou l’autre la mettre au service d’un changement de direction. Mais si ladite intelligence s’avérait insuffisante, une autre fonction psychobiologique pourrait aider à modifier les comportements : la peur.

Face à un risque immédiat ou différé, notre cerveau est capable de déclencher une très efficace réaction d’alarme, d’évaluation puis de défense. Au plan physiologique, chez l’humain comme chez la plupart des animaux, la réponse au danger est dite « fight or flight » (se battre ou fuir), selon le type de menace.

Sauf quand elle est paralysante, comme dans le cas des phobies ou d’autres pathologies anxieuses, l’anxiété est donc utile voire vitale.

Cette compétence à la fois puissante, subtile et automatisée, est localisée dans une autre région profonde du cerveau, le système limbique. Celui-ci constitue en quelque sorte le contre-point du striatum, situé à proximité : alors que ce dernier est un activateur permettant d’aller de l’avant, le système limbique est un inhibiteur destiné à éviter les dangers (pièges de la nature tels que prédateur, risque d’échec, etc.).

Le système limbique génère la peur mais intervient également dans la production et la régulation d’autres émotions dites « négatives », telles que la colère, le dégoût ou la tristesse, qui dictent aussi des conduites de prudence à l’être humain.

Selon les situations et les individus, le striatum peut influencer davantage les comportements et les décisions que le système limbique, ou inversement. Ce subtil dosage permet équilibre et adaptation. C’est la coexistence de ces deux leviers qui ont permis à notre espèce de survivre et de se développer avec le succès que l’on sait, un pied sur l’accélérateur, l’autre sur le frein. Notre système limbique pourra-t-il nous sauver du désastre annoncé ?

Sauvés par notre éco-anxiété ?

Épuisement des énergies fossiles, accélération de la disparition des espèces vivantes, perte d’efficacité des antibiotiques, pollution des sols et des eaux à long terme, submersion des littoraux, multiplications des catastrophes climatiques… Le tableau dépeint par les travaux scientifiques récents est particulièrement anxiogène. Chez certaines personnes la perspective de cet avenir funeste génère une réaction de peur, qualifiée désormais d’éco-anxiété.

Si, dans nos pays industrialisés le danger demeure encore distant, et donc virtuel (en dehors d’événements météorologiques ponctuels comme les canicules), l’impact de cette éco-anxiété est bien réel. Ces angoisses sont à l’origine de symptômes pénibles tels que stress, insomnie, affections physiques, etc.

De plus en plus de patients reçus en consultation, notamment les plus jeunes, nous parlent de cette appréhension qui peut les envahir dès le matin, avec une boule au ventre dès qu’ils imaginent leur avenir dans un monde où ils pourraient manquer de l’essentiel. Dans certains cas, l’éco-anxiété peut se teinter de pessimisme, voire de dépression. On parle alors de solastalgie.

Cette éco-anxiété pourrait cependant aussi avoir des conséquences positives. Si l’on établit un parallèle avec le modèle « fight or flight », face à ces menaces environnementales la meilleure solution n’est évidemment pas la fuite (sauf quand il est vraiment trop tard), mais bien le combat. À ce titre, l’éco-anxiété peut constituer un bon levier de réaction individuelle et collective, en nous incitant à modifier nos comportements.

Ce changement commence à émerger çà et là, au niveau des individus tout d’abord, puis des organisations, notamment des partis politiques, lesquels semblent entamer les uns après les autres un « virage écologique » plus ou moins marqué. On peut espérer que cette prise de conscience, souvent basée à l’origine sur la peur, aboutira à l’émergence d’une réelle éco-résilience. Vaste programme, dans lequel les émotions positives comme négatives joueront un rôle majeur.The Conversation

Antoine Pelissolo, Professeur de psychiatrie, Inserm, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.