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« I want my fucking nuggets ! » : l’entreprise à l’épreuve des clients ingérables

Publié le 10 octobre 2018

Article co-écrit par Fanny Réniou,Maître de conférences au département Techniques de commercialisation de l’IUT de Créteil-Vitry publié sur The Conversation France.

« I want my fucking nuggets ! » : l’entreprise à l’épreuve des clients ingérables
« I want my fucking nuggets ! » : l’entreprise à l’épreuve des clients ingérables
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le 9 octobre 2018

Photo : Aux États-Unis, le coût des retours frauduleux de produits se situerait entre 11 et 16 milliards de dollars par an. Wavebreakmedia / Shutterstock

C’est un restaurant McDonald’s de l’Ohio, comme il en existe des centaines aux États-Unis. Il est 6h30 le matin d’un premier janvier, et une femme en voiture, utilisant le service de drive, est venue acheter des Chicken McNuggets. Mais il est trop tôt. Comme le lui explique l’employée au guichet, le restaurant n’en sert pas encore. La femme ne le comprend pas et agresse verbalement l’employée : « Don’t tell me shit ! Unless you are speaking McNuggets into my hands, I don’t want to hear it » (Trad. : « ne me dites pas n’importe quoi ! Tant que vous ne me parlez pas de me servir mes McNuggets, je ne veux rien entendre ! ». La conversation s’envenime : « I want my fucking nuggets ! » (Trad. : « je veux mes putains de nuggets !), et la cliente finira par agresser physiquement la pauvre employée…

NDLR : la caméra de vidéosurveillance n'a pas enregistré le son. Les dialogues ont été reconstitués – même si tout le monde pensait qu'ils étaient authentiques lorsque la vidéo, qui a fait le buzz aux États-Unis, a été mise en ligne.

La déviance des clients, une réalité incontournable

Un tel comportement entre dans la catégorie des comportements « déviants » auxquelles les organisations ont à faire face. Par définition, un individu est déviant lorsqu’il viole les normes organisationnelles et menace le bien-être de l’organisation ou de ses membres. La littérature souligne que cette « déviance » des clients, c’est-à-dire la manifestation de comportements qui s’écartent des comportements normalement attendus (fraude, agressivité, etc.), est un phénomène répandu et endémique.

De tels comportements déviants ont des conséquences néfastes pour les organisations. Les distributeurs américains estiment que le coût annuel des retours frauduleux de produits se situe entre 11 et 16 milliards de dollars. Mais au-delà de leur coût, elles sont problématiques pour le personnel puisqu’elles nuisent à leurs conditions de travail, comme l’illustre l’exemple des McNuggets. Ces comportements ont aussi des répercussions sur la manière dont ils gèrent les clients suivants.

Que faire face à cette déviance ?

Dans ce contexte, l’Association pour le management de la réclamation client (AMARC), qui réunit les professionnels de la réclamation clients de plus de 260 entreprises, a sollicité un travail de recherche sur la question. L’objectif de cette recherche, dont les résultats ont été publiés dans Finance contrôle stratégie, était de dégager les réponses types des organisations face à ces comportements déviants. Elle nous a conduits à identifier quatre grandes catégories de réponses : éduquer, sanctionner, tolérer et expertiser.

Éduquer les clients

La réponse consistant à éduquer se rencontre lorsque les déviances, sans être très graves, sont fréquentes. Lorsqu’elles reviennent sans cesse, certaines déviances comme des incivilités pèsent sur les collaborateurs et sur la performance de l’organisation.

Un climat social tendu peut faire de ce problème qui semble anodin un réel enjeu : il faudra regagner la confiance, non des clients, mais des collaborateurs. Un large réseau rend la question plus sensible, puisque statistiquement, les épisodes s’y multiplieront, offrant une caisse de résonnance à un problème de conditions de travail qui peut devenir critique.

Les services où la relation client prévaut sur l’expertise technique sont les plus concernés. Dans ce type de situation, éduquer consiste à être pédagogue, vis-à-vis du client susceptible d’être déviant ou des autres clients susceptibles d’être témoins de ces déviances (ex : campagne « respect » de la RATP à travers des affiches dans les métros et bus). Pour cela, il s’agit, dans une logique de prévention des déviances, de partager avec les clients des principes peu formalisés. Les chargés de prévention, s’ils existent, pourront apporter une expertise au réseau pour transformer les pratiques relationnelles du personnel au contact.

Photo : La campagne « respect » de la RATP vise à sensibiliser le client susceptible d’être déviant ou les autres clients susceptibles d’être témoins de ces déviances.
 

Sanctionner les clients

La réponse consistant à sanctionner intervient lorsque les déviances rencontrées sont considérées comme trop graves par l’organisation et son service réclamation. L’entreprise va alors mettre fin à la relation en cours (ex : agression physique d’un collaborateur ou fraude organisée).

La question n’est pas de savoir si ces comportements reviennent fréquemment ou non, mais de savoir si un seul d’entre eux justifie une réponse définitive parce que les conséquences sont trop graves : « ce n’est pas acceptable et nous ne l’acceptons pas ». Le fait de mettre un terme à la relation passe généralement par des procédures claires, concernant des faits précis. À la différence des incivilités mineures, les déviances sont ici bien identifiées via des mains courantes, ou via une enquête.

La fonction exemplaire de cette réponse fixe les limites d’une relation acceptable, à destination du client lui-même, mais aussi des autres clients et du personnel en contact avec ces derniers. Les acteurs concernés ne sont pas tant le personnel au contact (qui est plutôt « victime ») que le service réclamation et les managers de proximité qui prennent la décision de se séparer du client. Ces derniers exécutent cette décision en appliquant les procédures adéquates et en se coordonnant avec les acteurs compétents, notamment lorsque des problématiques juridiques interviennent. Certaines compétences spécialisées en interne (service sécurité, service juridique) ou en externe (justice, police) peuvent alors s’avérer indispensables.

Tolérer les déviances des clients

Tolérer est une réponse possible lorsque les déviances ne sont ni trop fréquentes, ni trop graves. L’organisation peut ainsi choisir de « laisser couler » pour privilégier la confiance dans la relation commerciale. Seuls de grands principes, éventuellement transcrits dans une charte, ou des grandes valeurs partagées, sont mobilisés par les acteurs au contact de la déviance.

Au vu de cette faible formalisation, l’enjeu est de maintenir une homogénéité de réactions parmi des employés au contact confrontés à une diversité́ de situations. Il est dès lors essentiel d’entretenir le sens de la relation client auprès des collaborateurs et de leur expliquer ce choix. Apporter des informations au personnel en contact avec les clients sur les raisons, notamment économiques, de ce type de réponse leur permet de mieux gérer d’éventuelles frustrations dans leurs positions. Le service réclamation peut y contribuer, mais il doit être relayé par le management de proximité́.

Cette réponse relève d’une organisation largement informelle qui ne semble pas possible dans tous les contextes. Ainsi, une faible rétention du personnel n’est pas forcément propice au maintien d’une forte culture client ; des prix très élevés rendent les enjeux de déviances éventuelles beaucoup plus forts et donc les organisations plus prudentes. Par ailleurs, ne pas se préoccuper des déviances auxquelles sont exposés les collaborateurs semble être un choix socialement tenable tant que ces derniers sont satisfaits de leurs conditions de travail et se sentent suffisamment reconnus.

Expertiser la réclamation

Expertiser est la réponse d’une organisation qui se focalise sur les réclamations qui présentent une certaine gravité (une défaillance du produit avec risque pour la santé du client et/ou un potentiel de nuisance pour l’image et la réputation de l’entreprise) et/ou sont susceptibles de se présenter régulièrement.

Photo : Les clients des constructeurs de luxe peuvent s’attendent généralement à une forte résistance du produit – même si l’entretien n’a pas été bien réalisé. Pathdoc/Shutterstock

Ce couple fréquence-gravité, associé à une forte complexité et à un prix élevé́ de l’offre, justifie la mise en place d’une communauté́ d’experts pour statuer sur les réclamations difficiles susceptibles de se révéler déviantes. Des produits complexes et coûteux vont en effet générer chez les clients une exigence accrue.

Cette implication plus forte peut même les pousser à formuler des réclamations abusives si leur produit demande réparation. Ces abus peuvent provenir d’une mauvaise information (par exemple sur les réseaux sociaux), ou encore par une attente forte de qualité et de résistance du produit alors que son entretien n’a pas été bien réalisé.

Dans ces cas, les experts jouent le rôle le plus important. Ils sont sollicités par les agents au contact des clients lorsque ce personnel ne se sent plus capable de justifier la décision de l’organisation, ou que celui-ci la conteste. Les experts ont pour mission d’argumenter sur la nature légitime ou non de la demande en apportant un regard technique.

En interne, leur mission est d’utiliser les cas de réclamations déviantes afin

d’améliorer l’offre en identifiant un dysfonctionnement encore inconnu. Se prévalant d’une expertise extérieure au service réclamation, ce sont des gens « du métier ». L’enjeu est ainsi de mettre en place des processus de ressources humaines à même d’entretenir, de développer, voire de diffuser en interne l’expertise existante, en veillant à la qualité du fonctionnement du collectif des experts : échanges d’informations, résolution collective des cas, etc.

Pour les organisations, articuler une stratégie face à la déviance

Naturellement, chaque réponse s’avère plus adaptée en fonction du comportement récurrent des clients et du contexte de l’organisation. La question clef est donc de savoir comment articuler ces réponses les unes avec les autres pour faire face à la déviance.

Voici quelques bonnes pratiques dans cette optique : une stratégie face à la déviance devra d’abord bien préciser le rôle du personnel au contact des clients. Elle s’appuiera sur des leviers qui seront plus ou moins formalisés. Elle s’appuiera également sur un tableau de bord qui permettra de suivre l’évolution des indicateurs, comme le nombre d’agressions sur les collaborateurs, le volume de réclamations frauduleuses, les coûts associés, etc.

Une attention toute particulière devra aussi être portée à des signaux faibles comme les indicateurs de climat social. Enfin, l’enjeu de cette politique sera de s’assurer que la stratégie face à la déviance est cohérente avec les dispositifs d’accompagnement du client dans l’expression de son insatisfaction voire de sa contestation.The Conversation

Aurélien Rouquet, Professeur de logistique et supply chain, Neoma Business School; Dilip Subramanian, Associate Professor, Neoma Business School; Fanny Reniou, Maître de conférences, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Jean-Baptiste Suquet, , Neoma Business School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.