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Dessiner les réalités des personnes trans : à quel prix ?

Publié le 25 mai 2017

Article de Gabrielle Richard, chercheuse à l'UPEC, publié sur The Conversation France

Dessiner les réalités des personnes trans : à quel prix ?
Dessiner les réalités des personnes trans : à quel prix ?
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le 25 mai 2017

Illustration :  Une planche dessinée par Sophie Labelle.

Sophie Labelle est bédéiste. Son trait est sûr, ses personnages, attachants. Sa bande dessinée Assignée garçon suit les aventures de Stéphie, une préadolescente qui navigue avec la candeur de son âge les amitiés, les amours, les disputes et les attentes des adultes à son égard. Un genre de Mafalda des temps modernes qui, sous une apparente naïveté, évoque les grandes leçons qui sont celles du passage à la vie adulte. Une Mafalda des temps modernes, donc, à la différence près que Stéphie est une fille trans, et que ces grandes leçons se lisent comme une introduction à la sociologie du genre. The Conversation

« Le travail de Sophie est primordial pour sensibiliser le grand public aux stéréotypes de genre, qui sont en grande partie responsables de la violence que subissent les femmes et les personnes trans (binaires ou non binaires) », explique Clémence Zamora-Cruz, personne transféministe et porte-parole de l’Inter-LGBT. Ses bandes dessinées évoquent effectivement les stéréotypes de genre et la manière dont les filles et les garçons sont traités différemment, les privilèges du quotidien qui sont ceux des personnes cisgenres, ainsi que les petits et des moins petits fardeaux qui incombent aux personnes trans, non-binaires ou intersexes.

Si les bandes dessinées de Sophie ont leurs détracteurs qui se privent rarement de se faire connaître, la bédéiste fait depuis la mi-mai l’objet d’attaques personnelles concertées de la part d’internautes appartenant à des regroupements de la droite alternative des États-Unis et d’ailleurs. Ces trolls empruntent aux discours suprématistes tant par leur imagerie (par ex. Pépé la grenouille) que le radicalisme de leurs arguments. S’y mêlent sexisme, transphobie et discours sur la pureté du genre et la supposée dégénérescence des personnes trans.

Les violences dont Sophie est l’objet sont verbales et symboliques. On dénigre son apparence physique, on la mégenre en référant à elle avec les pronoms « il » ou « ça », on tourne en ridicule sa féminité (« elle est autant une femme que je suis une lampe », écrit l’un d’eux), on modifie ses bandes dessinées à des fins subversives, on lui reproche d’encourager l’abus sexuel d’enfants.

« Dans les derniers jours, j’ai reçu près de 18 000 commentaires haineux, incluant des menaces de mort. On a publié mon adresse personnelle. Mes pages Facebook d’artiste ont été hackées », raconte-t-elle. Le 17 mai dernier, Journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, le lancement de son dernier album prévu à Halifax a été annulé en raison de menaces.

Comment expliquer ces cyberviolences dont est quotidiennement victime Sophie Labelle, et qui ont connu leur apogée dans les derniers jours ? « Je suis ciblée pour quatre raisons », analyse l’auteure sur sa page Facebook professionnelle. « Je suis une femme, je suis trans, je soutiens les personnes non-binaires, et je soutiens les personnes intersexes ».


Photo : Sophie Labelle.
 

Être une femme dans le cyberespace

Dans le cyberespace, une proportion importante des violences présente un caractère sexiste et sexuel. Elles toucheraient disproportionnellement les femmes : 73 % d’entre elles rapportent avoir vécu au moins une instance de cyberviolence sexo-spécifique selon la Commission Broadband des Nations Unies, parfois même dès les années collège ou lycée. On tend à attribuer cette culture de la misogynie au caractère désinhibiteur du cyberespace, où plusieurs se permettent d’émettre à la suite d’articles, ou de vidéos YouTube des commentaires qu’ils et elles se garderaient bien de verbaliser dans des échanges en face-à-face.

« On aurait pu croire que ce monde en réseau n’accorde que peu d’importance au corps des personnes, et donc au fait de savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, ou d’une toute autre sorte de personne », écrivait l’auteure anglaise Laurie Penny dans son ouvrage Cybersexism : Sex, Gender and Power on the Internet. Or, a-t-elle constaté du même souffle, si le corps des internautes est de peu d’importance, c’est parce qu’on présume par défaut que ces derniers sont des hommes et que le cyberespace est un espace qui leur appartient. Le corps des femmes y est soumis comme ailleurs au regard hétérosexuel masculin : il doit satisfaire à ses exigences, sous peine de violences et de remises à l’ordre (blagues à caractère sexuel, commentaires désobligeants sur l’apparence, envoi de photos de sexes masculins (dites dick pics) non désirées, slut shaming, harcèlement sexuel, etc.). Personnalité dont les photos se retrouvent régulièrement sur le web, Sophie Labelle n’est évidemment pas épargnée par ces exigences.
 

Les représentations médiatiques des personnes trans

Les représentations des personnes trans sont numériquement peu nombreuses et qualitativement limitées. En 2016, 17,6 % des films produits par les sept principaux studios américains comprenaient au moins un.e personnage lesbienne, gay, bisexuel.le ou trans (LGBT), la majorité du temps un homme gay. Seul le vingtième de ces films dits inclusifs mettaient dans les faits en scène un personnage trans. Au petit écran, quelques séries se sont fait remarquer ces dernières années, avec des protagonistes trans incarnés par Laverne Cox (Orange is the New Black), Jeffrey Tambor (Transparent) ou encore Claire Nebout (Louis(e) sur TF1).

Les personnes trans se reconnaissent très rarement dans leurs représentations médiatiques, qu’ils considèrent incomplètes, inadéquates, grotesques ou négatives. Selon la chercheuse Karine Solene Espineira, on assiste véritablement à une construction médiatique du phénomène trans, qui pose problème à plusieurs égards. Les personnages trans sont rarement joués par des acteurs trans, mais souvent par des hommes cisgenres (pour des personnages de femmes trans) ou par des femmes cisgenres (pour des personnages d’hommes trans). Les narrations qui les mettent en scène sont largement centrées sur « la souffrance, la victimisation, l’erreur de la nature et l’opération miraculeuse ». Bref, les médias offrent très rarement des représentations positives et plurielles des transidentités. Dans ce contexte, est-il étonnant que les personnages bon enfant dessinés par Sophie détonnent et fassent réagir ?
 

La scandaleuse remise en question de la binarité du genre

« Il n’existe que deux sexes. Si tu es né homme, tu ne peux pas être une femme. Si tu es née femme, tu ne peux pas être un homme », peut-on lire à la suite d’une planche d’Assignée garçon. Les commentaires de ce type, référant aux personnes trans comme à des dégénérés ou encore à la pureté du biologique, sont ceux qui dominent dans le discours des internautes qui harcèlent Sophie. En quoi une bande dessinée mettant en scène un groupe de pré-adolescents peut-elle attirer à son auteure autant de commentaires haineux ?

Il est socialement attendu qu’une femme naisse avec un sexe biologique clairement féminin, grandisse en s’identifiant en tant que fille/femme et en adoptant les principaux codes de la féminité. On s’attendra par exemple d’elle qu’elle prenne soin de son apparence physique, ou qu’elle soit mieux à même qu’un homme d’offrir du réconfort à un enfant ou de soigner une personne malade. Du fait de ces normes de genre, bien des gens considèrent que la pluralité des identités humaines se décline nécessairement de façon binaire et complémentaire : elle se limiterait nécessairement aux binômes mâle/femelle (sexe biologique assigné), homme/femme (identité de genre) et masculin/féminin (expression de genre et rôles de genre). La « normalité » serait étroitement associée à cet état des choses, à cet ordre du genre.

Or, les personnes revendiquant une identité qui ne correspond pas à cette scission binaire – c’est le cas par exemple des personnes trans, intersexes et non-binaires – contreviennent directement à cette croyance. Elles sont donc souvent marginalisées, voire ciblées par des violences, parce qu’elles troublent par leur existence le confort des certitudes quant à la binarité du genre.

En représentant ses personnages comme des gamins attachants, éveillés politiquement, semblables en plusieurs points aux autres gamins de leur âge, Sophie Labelle normalise l’existence des personnes trans, intersexes et non-binaires. Elle leur donne un visage, un nom, des réalités et des sentiments. Ce faisant, elle ébranle de plein fouet les certitudes qu’entretient une proportion importante de personnes sur la nature différenciée des femmes et des hommes.

« La question transidentitaire semble souvent complexe et désincarnée », explique Arnaud Alessandrin, sociologue du genre à l’Université de Bordeaux. « Avec ses BD, Sophie Labelle joue sur un terrain spécifique ; celui d’un usage humoristique et pédagogique du militantisme, sans rien effacer des aspérités transidentitaires. C’est un équilibre qu’elle parvient à tenir avec justesse ». Un équilibre précaire, nous l’avons vu, particulièrement quand les frontières entre la BD et son auteure sont difficiles à distinguer. « C’est surtout la preuve que je fais un travail qui touche les gens, qui choque », de dire la principale concernée. L’art militant ne sert-il pas à repousser les limites de ce qui est considéré comme montrable, ou entendable ?


« Assignée garçon » est disponible sur Tumblr. Pour soutenir le travail de Sophie Labelle, visiter patreon.com/assignedmale.

Gabrielle Richard, Chercheuse, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.